Franceschino COLONNA d'ISTRIA

Le bandit Franceschini

(Récits corses. Pierre Dominique. Éditions de Paris)


 

- En ce temps-là, dit monsignor Gerra, une Excellence italienne, le marquis de Visconti-Venosa avait dit à notre cardinal Zigliara : « N’est-ce pas, Éminence, que la Corse est pays italiens occupé par l’ennemi ? » Un journaliste français de passage à Rome désira partir du propos pour mener une enquête. C’était aux environs de 1860 et j’étudiais la théologie dans la Ville Éternelle. Au premier mot qu’il me toucha de ce dialogue, je répondis vivement que, ces ambitions sur l’île, qui les pouvait avoir, du pape ou du roi, et que pour ma part, j’étais guelfe.

Cela me fit sursauter.

-    Eh quoi ! dit-il, guelfe ? En plein dix-neuvième siècle…

Guelfe, lui dis-je. Et mes raisons seraient trop nombreuses pour que je vous les donne. Trop longs aussi les détails dont je pourrais vous assommer sur la Corse, qui fit partie intégrante du patrimoine de saint Pierre. Nous consacrerons à cela la barbarie d’un jour brumeux. Il n’est que cinq heures. Avant le crépuscule, vous allez avoir le temps de goûter notre jardin. Il est tout lauriers, cyprès et roses ; vous y serez noyé de silence avec la vue sur un grand morceau de Rome, des clochers et des ruines.

-          vous m’excuserez, dit le journaliste ; je vais m’efforcer d’avoir l’opinion de l’ambassadeur.

-          Il perdra son temps, murmurais-je aux deux dames, qui l’accompagnaient, et prendra la fièvre… Et puis, quelle importance !...

-          Ah ! Répliqua la moins jeune, pas d’importance, pour un futur prélat romain ; mais ces mots-là présagent des guerres…

Je leur dit que j’étais Corse. Elles ‘en étonnèrent. Comment pouvait-on être Corse ?... Elles comprenaient fort bien la Corse idéologiquement, mais elles doutaient que ce poème, ce décor d’opéra pût exister réellement, faire partie de la chair du monde. Ainsi donc, j’étais Corse, comme ce cardinal dont le nom avait été si difficile à prononcer. De cette petite île qui avait donné Napoléon. Napoléon et la Colomba de M. Mérimée, et le maquis et les bandits. ! Ah !les bandits ! Et elles eurent, symétriques et charmant, un petit mouvement de frayeur simulée.

-          Monsieur l’abbé, est-ce vrai, cette horrible chose, qu’il y a des bandits en Corse ?

-          Il y en avait aussi, dis-je, en Calabre, et généralement partout où en l’absence d’une justice publique, l’homme se rabattait sur la justice privée. Cela s’en va avec ce que nous appelons les bienfaits de la civilisation, et c’est dommage au point de vue de la volupté, car sur une route sûre marche l’ennui, et notre professeur de morale, le révérend père Bordone, nous parlait cette semaine d’un pénitent qui abandonna parce qu’il n’avait rien à craindre d’elle. L’homme est une bête voluptueuse qui aime le danger. L’insécurité détermine chez les esprits délicats une volupté très aigüe, que je me permets de vous recommander, mesdames, contrairement aux autres, elle n’est pour ainsi dire pas pécher ? Stendhal attribue à l’insécurité générale au seizième siècle, la qualité des dames d’alors. C’est pourquoi il est dommage pour notre perfectionnement spirituel que nous soyons trop bien protégés. Savez-vous l’histoire de notre Franceschini ?

-          Oh ! dirent-elle suppliantes, monsieur l’abbé…

-          Nous étions assis sur des manières de rochers, entre deux buissons de roses qui s’enroulaient autour du tronc des cyprès. Dans le soir étonnamment apaisé, de gros nuages ronds, serrés les uns contre les autres, étaient arrêtés dans le coin d’un ciel qui partout ailleurs était nu. On eut dit une escadre de navires marchands par calme plat. Dans l’ensemble, ils étaient violets légers, robe d’évêque un peu déteinte, néanmoins inspirateurs de richesses solides plus que de puissance, et bien qu’un peu lourds et ridiculisés par le sommeil des brises, gonflés d’une majesté secrète.

-          L’histoire de Franceschini ? Eh bien ! mais c’était un peu mieux qu’un rustre, une manière de berger assez maître de ses misérables biens et qui avait coutume de marcher le fusil à la saignée du bras. Une âme fière, avec, débordant de partout, le terrible point d’honneur. Ses réflexes étaient, connus comme ceux de tout bon animal non domestiqué, extraordinairement vifs, en sorte qu’il se trouva au plus haut point stupéfait d’avoir un jour un cadavre à ses pieds. Là-dessus, il prit le maquis ; on s’amusa à taquiner cette excellence à tuer qui réagit sept autres fois en un court espace de temps. Quelques années notre homme demeura ainsi, comme ils font tous, errant de montagne en montagne, chaussé, vêtu, nourri, pourvu de poudre et de balles par sa famille et ses amis, fouillant sans arrêt de l’œil cette vaste étendue toujours verte, les chemins et les pistes, dormant tout habillé au hasard de ses courses, souvent dehors sous la garde d’un chien, parfois dans des cabanes de bergers. Il partageait avec ses mais les soupes de légumes, le lait, les châtaignes et le biscuit, et jouait de la mandoline les soirs d’été, ou même, sous la garde de quelques sentinelle, dansait en face d’un partenaire barbu une dance amoureuse, avec sur la tête le mouchoir, et dans le roulement des reins les mouvements lascifs d’une femme.

« De mauvaises récoltes ; l’augmentation des impôts orientèrent vers lui les mécontents. À la fin, il parcourait la campagne, suivi de deux ou trois cents hommes armés et déclamait contre les riches comme au temps des Giovanelli. Le préfet qui tenta d’abord de le faire arrêter craignit de trop émouvoir le peuple. Les paysans grognaient d’un air tragique.

« En somme, de quoi épouvanter Blanqui, citant le cas de Franceschini à l’Académie, en 1835. C’est que Blanqui, l’Enfermé, reconnaissait l’État, puisqu’il aspirait à le refondre. Le bandit, non. Avant ses meurtres, la loi n’avait sur lui presque pas de prise. Depuis, mis hors la loi, il était devenu homme libre. Cette liberté fatale que déterminait son pays inculte et mal pourvu de routes, voilà le terreau qui avait rendu cette belle âme excessive. Ailleurs, elle n’aurait pas donné son fruit. Voyons en mon héraut l’ébauche un peu grossière d’un dessin de la renaissance, une copie de l’un des combattants tout nus tordus par Michel-Ange sur son carton de la guerre de Pise.

« Le préfet, donc, s’épouvanta et préféra traiter. On signa officiellement une paix juste. Le bandit réunit ses parents, ses amis, ses admirateurs et ses compagnons d’armes dans un grand banquet en plein air, moitié joyeux, moitié funèbre, au cours duquel durant que l’on célébrait par des chansons presque pindariques, il se déroba non sans art et de la manière justement qui peut plaire à un peuple amateur de légendes.

« Le voyez-vous sur sa barque, traversant Tyrrhénienne, en compagnie de matelots napolitains ? Sous la voile carrée, il chante une tarentelle et naturellement met le cap sur les rivages latins. Que peut bien y devenir, toujours sec, âpre et tendu, ce beau combattant ?

Elles demeuraient silencieuses, retenant leur souffle, peut-être charmées…

À cet instant, un moine passa, un homme de cinquante-cinq à soixante ans, encore noir de cheveux, petit et trapu. Il écrasait le sable d’un pied ferme et lourd. Le crépuscule tombait à vue d’œil et noyait de douceur les choses. L’angélus mourut à la dernière cloche. Cérémonieusement, le capucin salua, puis il eut une hésitation devant les deux femmes. Enfin, s’approchant de deux roses, il les cueillit et les tendit d’une main fine et longue :

- Color di sangue, murmura-t-il.

                Et il s’en alla d’un pas tranquille.

-          Qu’a-t-il dit ? demanda l’une.

-          Il a parlé de sang, souffla l’autre.

-          Il vous a offert une rose rouge, dis-je ; mais peut-être conviendra-t-il de se méfier ; je le connais, c’est un devin ; sans doute a-t-il voulu dire que l’amour entraînait le sang…

-          Oh ! l’horreur ! Mais nous ne sommes point amoureuses…

Elles rirent, fixées encore par le coin de l’œil et de l’esprit, sur le moine, et par toute leur sensibilité sur le romanesque bandit.

-          À Quelle plage peut-il aborder ? Et là, quel habit mettre ? comment cacher son âme ? et cette âme, à quoi l’employer ? À quelle tragique, sinistre, ou, qui sait ? médiocre fonction ?

J’eus l’air admirablement étonné.

-          Eh quoi ! dis-je, avec assez d’impertinence, mais peut-on le demander, mesdames ? et pouvait-il aller autre part qu’à Rome pour se faire autre que capucins ?...

-          Oh !

-          Franceschini ? Mais vous le voyez là-bas !...

La forme courte du moine était au bout du sentier et passait devant un jeune Hermès. Elle hésitait à la limite de nos regards, au bord de l’ombre. L’une des femmes eut un brusque déclic de tout le corps, rit, rougit, ferma les yeux, mordit les lèvres, et, ramassant ses jupes, se mit à courir…

-          Lui demander son histoire, affirma l’autre en riant. Les étoiles, paresseusement, s’allumaient une à une.

-          Vous savez, dis-je, que celui aux mille e tre que vous appelez Don Juan, Don Juan de Marana, est né à Valence de parents corses. Il était de notre race. Et vous savez sa fin. Il devint Frère de la Merci et passait ses nuits à décrocher des gibets les cadavres des suppliciés pour les ensevelir. Franceschini est l’élève un peu grossier de cet inimitable génie. Il faut dire aussi que l’a mal soutenu notre siècle de bourgeois qui ne pend plus et ne laisse plus les moines dépendre dans la pourriture des nuits sans lune… Essayons, madame, d’imaginer, comme au fond de sa cellule notre ami a dû si souvent le faire, telles exquises voluptés du Marana éprouvées dans les battements d’ailes et les cris des corbeaux, au-dessus de la tête froide, qui sait ? d’un mari, d’un amant inconnu.

Elle fit son possible pour imaginer et sourire, mais ce lui fut douloureux. Et, dans un frisson, se rapprochant :

-          Ainsi, Marana était Corse comme ?...

Puis elle eut une muette interrogation du visage tendu, légèrement secoué, là-bas, vers le bout de l’allée.

-          Ce qui s’y passe, madame ?... nous pouvons le construire aisément. Marana repenti, se serait défendu, lui, à coup de cadavres. Franceschini est desservi par la douceur de l’été, les parfums de fleurs et l’alanguissement de la nuit. Alors, devant l’assaut de ces jupes et de ces belles chairs, il se sauve, et l’on voit sous la lune briller les poils gris de ses jambes…

-          Il y a, dit-elle tout franc, d’autres hypothèses…

-          De qualité si basses qu’il vaut mieux ne point les soulever.

Et comme elle était à demi-étendue sur le roc moussu, à peu près comme Daphné pouvait l’être sous la pluie d’Or, mais c’était sous une lune pâle et froide, à peine d’argent… je lui assurai que passé le crépuscule, on risquait de gagner la fièvre, et lui donnait la main pour qu’elle revînt à soi avant que de revenir à Rome.

 

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