Jean-Jacques Colonna d'Istria |
Confinement depuis la maison bleue |
Défense et illustration du confinement. Lettre à
moi-même et à quelques autres…
Aujourd’hui éditeur parmi de éditeurs de
l’île, ancien libraire, animateur ou agitateur culturel comme on l’a
écrit, « passeur », j’éprouve
le besoin de faire un point sur mes 50
ans passés dans le bocal culturel - si on y inclut les quelques années
passées à la Maison de la Culture de la Corse. Et demain ?
La
situation
dramatique qui nous affecte tous en ce
temps de confinement met à mal l’édition et le monde du livre plus
généralement.
Il est des événements inattendus et
imprévisibles qui bousculent la vie d’un être humain, quitte à ce qu’il
se remette en question si les choses vont trop loin. Trop loin,
qu’est-ce à dire ? Un accident par exemple peut avoir comme conséquence
la remise en question de la façon dont on vivait jusqu’à son arrivée. Il
me semble que le coronavirus illustre bien ce propos, et peut lui aussi
être la cause de questionnements auxquels nous n’étions pas préparés, un
accident ou une catastrophe, étant par définition imprévisibles. Pour
ceux qui échappent au pire, et j’ai la joie, égoïstement certes, d’être
de ceux-là au moment où j’écris, la conséquence de cette sournoise
épidémie est le confinement auquel nous sommes tous assignés. Comment
est-ce que je vis cette amputation de ma liberté, principale
conséquence de cette mesure coercitive s’il en fut ? Que fais-je de mon
confinement, et que m’apporte-il ?
D’abord, je dois avouer que je vis dans un certain confinement depuis de
longues
années, sans trop le savoir, comme
monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, mais que par
choix. Bien sûr, le coronavirus n’y était pour rien puisqu’il n’était
pas né dans les années-là. Le cours de ma vie m’y avait contraint sans
que j’en souffre outre mesure. Un cadre de vie paradisiaque à San
Benedetto hameau de la commune d’Alata, ma situation familiale,
mes attirances naturelles pour la
contemplation, la nature, la lecture et l’écriture
m’ont mis à l’abri de tous les
désagréments induits par les contraintes imposées actuellement à mes
contemporains. Pour moi donc, les effets du confinement ne seront pas à
chercher dans la vie de tous les jours qui n’a pas changé ou si peu.
« Qu’en est-il de ces heures troubles et désabusées » chante le poète
Hubert-Félix Thiéfaine dans « Annihilation ». Moi aussi je suis perturbé
par cette situation imprévisible, mais
c’est quand même dans le confinement
qu’il me faut en chercher les causes et aussi les effets. Perturbé, j’ai
du mal à me concentrer, à réfléchir, à lire, à m’atteler à une véritable
tache digne d’intérêt…J’ai compris que
c’était l’occasion, à ne pas laisser passer, comme une chance qui
m’était offerte, de faire tout simplement le point sur ma vie. Qu’en
ai-je fait de cette vie ? N’étant pas mon objectif aujourd’hui, je ne
parlerais ni de mes vies familiale, sentimentale, voire sociale, pour ne
cibler que ma vie « professionnelle », elle-même au confluent de
tous les autres aspects de LA vie. J’essaie donc de trouver le chemin
d’une véritable réflexion sur ce qu’il m’arrive, sans en trouver
vraiment l’entrée. J’ai tout-à la fois,
l’impression de perdre un temps que je ne rattraperais plus, un temps
« perdu » soit, puisqu’il n’est pas « constructif » mais en même temps
j’ai ce besoin de le canaliser, sinon de le « maitriser », c’est-à dire
le contrôler pour le rendre fécond. Et c’est là que le bât blesse. Je ne
peux ni écouter une chanson jusqu’à la fin, ni voir un film jusqu’au
bout… Je ne sais toujours pas si, « une vie ça se construit » ? En tous
cas, je sens qu’elle peut être « évaluée » à un moment ou à un autre.
N’est-elle pas - quand on prend le
temps de souffler et de faire le « point » - simplement la résultante
d’une suite incalculable de hasards…naissance, milieu, enfance douce ou
pas, premières amours réussies ou ratée, rencontres, métier choisi ou
imposé par les circonstances, maladies, accidents ? Le monde extérieur
nous « fabrique » et fait ce que nous
sommes au moment ou l’on en fait le constat. Quel est donc le constat
que le confinement m’incite
à faire aujourd’hui concernant ma vie
« professionnelle », ma « carrière » comme aiment à le dire,
certains fonctionnaires ? Ma vie aura été marquée par l’écrit, la
lecture, le livre, voire l’écriture. Libraire, éditeur, rédacteur
occasionnel, j’ai été
un « passeur » me dit-on. Pourtant je
ressens un vide, un manque qui m’empêche d’avoir réalisé le Grand Œuvre.
Après peut-être avoir franchi
les épreuves du noir, du blanc puis du
jaune, je ne suis pas encore passé au « rouge ». Le « passeur » ne passe
pas ! Le Grand Œuvre, comme pour la boucler avec éclat cette vie. Mais,
pour que la boucle soit « bouclée », pour pouvoir prétendre que ma vie
avait eu un sens et pour la terminer sereinement, il m’aurait fallu
réaliser l’un des trois rêves que tout libraire-éditeur, conscient de sa
mission, a fait au moins une fois dans sa vie, trois scénarii lui sont
soumis :
Le premier
aurait pu être l’édition d’un «
bestseller », d’un livre « phare » qui aurait illuminé notre société par
ses qualités, mais aussi par le succès qu’il aurait remporté
auprès du grand public. Sur le petit
millier de livres que j’ai édités au cours de ces cinquante années, je
n’ai malheureusement pas rencontré
ce succès. Les circonstances, les choix
éditoriaux font partie des mille raisons pour
que
ce rêve ne se soit pas réalisé. Mon
objet n’est pas aujourd’hui d’en chercher les multiples raisons. Bref,
non, je n’ai pas édité « Le
Sermon sur la chute de Rome » ni
« L’imitation de Bartleby ». Le fait est là.
Le passeur était là, mais il n’a pas su atteindre les étoiles...
Un deuxième scénario est, lui aussi, un peu
raté. Il eut été bien en effet de terminer cette aventure, par la
« découverte » d’un authentique
écrivain que tout amateur de
littérature attend et espère rencontrer un jour dans sa vie. J’ai fait
connaitre beaucoup de nouveaux, voire de jeunes écrivains auprès du
« grand public », mais je n’en n’ai jamais découvert un au sens de
« découvreur », c'est-à-dire de lui mettre non seulement le pied à
l’étrier, mais le faire connaitre à ses contemporains pour le rendre
célèbre, quitte à ce qu’il édite chez un autre éditeur, un « grand ». Ce
but est différent du précédent en cela qu’il s’attache à l’homme plutôt
qu’à l’œuvre. Mais le fait est là. Je n’ai découvert ni Jérôme Ferrari,
ni Julien Battesti.
Le passeur était là, mais…l’oiseau est passé
entre les mailles du filet.
Le troisième scénario enfin aurait consisté en
la création d’une grande manifestation autour du livre, une grand Fête,
style « Etonnants Voyageurs » de Saint Malo…Créer une manifestation dans
le domaine
du Livre, et qui aurait permis à la
Corse de jouer dans ce domaine son rôle de moteur - comme le cœur peut
l’être pour l’Homme - un rôle de médiateur, de médium, de phare pour
éclairer Mare Nostrum, notre Méditerranée, ce carrefour des Cultures et
des civilisations s’il en est. Je n’en n’ai jamais eu, ni les moyens, ni
l’opportunité de réaliser ce rêve, pourtant réalisable, bien qu’ayant
participé, en tant que libraire et éditeur à la création du Salon
International
du Livre Insulaire d’Ouessant.
Le passeur était déjà là, mais la Corse ne lui a pas donné cette
opportunité.
Trois petits scenarii et puis s’en vont…Pas
tout- à fait peut-être ! S’il est bien tard à l’éditeur que j’aspire à
être de rejoindre le firmament des « meilleurs ventes », s’il est
trop tard aussi pour le même « passeur » de découvrir le Camus ou
le Julien Gracq du XXI ème siècle, peut-être reste-t-il au dit
- passeur d’avoir l’opportunité
de participer à une fabuleuse aventure
qu’est le projet de création d’un Festival littéraire dans la région
ajaccienne l’an prochain ? Il s’agit en effet du Festival
« Romain Gary » de Sarrola-Carcopino,
prévu cette année, mais reporté
en 2021 pour les raison évidentes, et
que se propose de créer une équipe dynamique de gens qualifiés,
compétents, motivés, voire passionnés, réunis autour du maire cette
commune para ajaccienne, Alexandre Sarrola.
Le
passeur sera-t-il encore-là pour participer cette fabuleuse aventure ?
A titre tout-à fait personnel, le report de ce
projet m’inquiète et me réjouis tout-à la fois. Il m’inquiète eu égard à
la situation actuelle de pandémie dans laquelle est plongé le monde
entier actuellement, situation qui fait tomber des soldats chaque jour
qui passe…Jusqu’à quand ? Qu’en sera-t-il dans un an ? (on parlait du
temps qui passe) qui restera-t-il sur cette terre d’entre nous ?
Aujourd’hui, une centaine de partenaires, à des degrés divers, se sont
déjà mis au travail pour être prêts en mai 2021 : les organisateurs bien
sûr Paule Maerten et Marcel Petriccioli,
les responsables institutionnels,
politiques et économiques,
les partenaires commerciaux ensuite,
les médias, les auteurs et les auteures, les artistes, les « écrivant »,
les curieux qui en ont eu vent, les lecteurs, les enseignants, le jury
du Prix littéraire qui sera créé à cette occasion, les petites mains,
les élèves en mal d’écriture, les artistes et les poètes
invités…Hubert-Félix Thifaine, vous et moi. Serons-nous tous au
rendez-vous dans 13 mois ? Qui peut le savoir ? Mais ce report me
réjouit aussi, parce que paradoxalement, c’est peut-être lui, ce
projet-là, qui va me motiver suffisamment pour être encore là dans un
an, juste
pour ne pas manquer ce rendez-vous
inespéré avec le Livre et avec vous !
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