LE « DIVIN PROPHETE » ET LE PREFET

Par Paul SILVANI

Il était une fois, et c’était sous la Monarchie de Juillet, un individu appelé Franceschino Colonna  qui avait commis deux meurtres à Petreto  Bicchisano  et  pris naturellement le maquis. Touché un jour (ou une nuit) par le repentir, il avait voulu être « rebaptisé », fait sa  première  communion  à  Bicchisano,  et  revêtu  la  robe  de  bure. Se  prétendant  « divin prophète »   il était même allé à Zicavo réconcilier  deux  familles  ennemies. Devenu à ses propres yeux thaumaturge et donc investi d’une mission messianique, il  avait pris son  bâton  de  pèlerin et s’en était allé prêcher dans les villages de la vallée du Taravo et jusqu’à Sartene. Rapport de la gendarmerie du 16 juillet 1835 : « depuis deux mois, Franceschino publie partout sa conversion comme un grâce miraculeuse de la Vierge. Il a dû intéresser à lui une partie ignorante de la population de Sartene. Il se dit inspiré  et appelé à la grâce de prédire et exécuter des choses extraordinaires.  Il  a  déjà  fait  plusieurs  miracles  et  doit,  le  dimanche  19  juillet,  ressusciter trois  morts dans l’église de Petreto. Des prêtres, sous prétexte de raviver la foi attiédie des fidèles, lui prêtent leur  concours. On ne l’appelle plus que Saint-François et il aurait rencontré l’évêque qui lui aurait donné une croix d’argent qu’il  porte ostensiblement sur la poitrine et qui sert de véhicule à ses miracles ».

 Une lettre au préfet

 En réalité c’est à Moca que Franceschino doit ressusciter les morts. Mais les gendarmes y ont été envoyés en si grand nombre qu’il a  préféré  ne  point  apparaître.  Toutefois,  leur lieutenant  affirme  avoir  recueilli une déclaration du curé du village indiquant que le bandit repenti est venu en costume d’ermite, la tête découverte, ceint d’un cilice, une croix d’argent autour du cou, et les  pieds  nus. « Il a prêché publiquement dans l’église sur la pénitence, en exhortant les paroissiens à se confesser et  à  communier,  a  rapporté  le curé. Nous avons exhorté nos paroissiens à exécuter le prêche du bandit converti pour l’édification de tous ».

Si Franceschino ne se rend pas à Moca le 19 juillet, il fait toutefois savoir -c’est le juge de  paix  du  canton  qui  l’écrit  au  préfet- qu’après trois jours de jeûne et de pénitence, le Seigneur lui est apparu e lui a annoncé : 1. Le 6 août un  nouveau  soleil  paraîtra  sur l’horizon ; 2. Le 8 septembre les morts ressusciteront dans la chapelle de la vierge à Vignale, paroisse de Sollacaro et Calvese.

Tout à  son zèle, Franceshino écrit le 26 juillet au préfet Jourdan du Var une lettre signée  « Votre  frère  en  Jésus  Christ,  le  Divin Prophète François ». En voici le texte intégral : « J’ai annoncé que  le  6  du  mois  d’août  prochain  doit  paraître  sur  l’horizon  un nouveau soleil qui étonnera l’univers, et que le 8 du mois de septembre suivant doivent ressusciter les morts pour parler  à  ma  place afin que le monde tremble sous la puissante main de Dieu. Je suis  certain  de  ce  que  je  prédis,  comme  je  le  suis  de  ma  propre existence. Je désire, avec toute l’ardeur de  mon âme, que  cette prédiction se publie partout avant l’époque de son accomplissement et parvienne même jusqu’aux oreilles du  souverain. Pour cela, j’ose prier toutes les autorités de  Corse  de  se  prêter  à  l’œuvre  du Seigneur en se mettant d’accord à ce que le Prince qui nous régit avec tant de sagesse soit prévenu de l’époque.

Un évêque circonspect

 Franceschino poursuit : « C’est à vous surtout, monsieur le Préfet, que je m’adresse, pour que, dans votre amour sincère pour la Religion , vous fassiez des démarches en conséquence, ou que vous permettiez du  moins  qu’on  débite  sans  obstacle  les  choses extraordinaires que j’annonce contre l’attente de tous les  hommes. Et  si  mon  indignité  insère  dans  votre  esprit  des doutes  bien fondés à ce sujet, si vous croyez qu’attendu mon état ce soit de l’imposture de ma part, je pense que vous ne serez  pas  insensible à la terrible résolution que je prends à ce moment.

« Je me dévoue à l’animadversion de la loi et je me remets volontairement entre les mains de la justice pour subir les  peines  qu’elle inflige aux coupables comme moi si les miracles annoncés n’arrivent point aux époques que j’ai fixées avec tant d’assurance ».

Jourdan du Var suit de près l’évolution des choses. Il ne voit pas le 6 août un soleil différent des autres jours,  mais il  reçoit  le  13 une lettre du capitaine de gendarmerie d’Ajaccio, alerté par le commandant de la gendarmerie d’Olmeto : « J’ai appris  de  la  bouche du maire que, le 6 août, le curé de Calvese a chanté la messe en l’honneur Franceschino parce qu’il a trouvé que le soleil  n’était  pas le même, et que ce miracle était de lui. Les gendarmes sont allés chez le curé, il leur  a  dit  que c ela  était  vrai  et  que  Franceschino devait être honoré comme un saint. Ce prêtre est l’un des plus empressés à donner de la publicité aux jongleries du bandit Franceschino ».

En conséquence de quoi le préfet alerte le ministre de la Justice et des Cultes qu’il engage  à  demander  à  l’autorité  diocésaine  la révocation de l’abbe Nunzi (c’est son nom). Le ministre donne son assentiment et, dans l’intervalle, il  autorise  le  préfet  à  « cesser toute délivrance de mandat de traitement au naïf curé ».

Jourdan du Var avait aussi, les 3 et 5 août, écrit à l’évêque Casanelli d’Istria. Mais la réponse ne viendra qu’une fois une minutieuse enquête achevée : « Vous  savez  aussi  bien  que  moi  toutes  les  difficultés q ui  entravent  la  recherche  de  la  vérité.  Dans  notre malheureux pays, un sage lenteur est parfois nécessaire pour laisser se dissiper d’eux-mêmes les nuages qui l’environnent ».

Entre temps, le trouble a gagné les esprits et l’ordre public  risque  d’en  souffrir.  Le  rapport  de  gendarmerie  du  16  juillet  avait d’ailleurs prêté au curé de Moca un propos selon lequel  « cent mille baïonnettes n’arrêteraient pas » Franceschino dans sa marche à l’église. Mais le juge de paix de Petreto avait tempéré cette opinion. Il avait écrit  une  semaine  plus  tard  au  préfet  que  si  tous  les ecclésiastiques de la région croyaient fermement aux miracles annoncés par Franceschino,  aucun  d’entre  eux  ne  s’opposeraient  à l’application de la loi.

Fort de cette assurance, le préfet prend résolument la tête des  voltigeurs  (compagnie de gendarmes mobiles recrutés dans l’île)  et se rend à Sollacaro-Calvese. Plus tard, il s’attachera à faire oeuvre d’historien en relatant son glorieux fait d’armes dans une lettre  au ministre de la Justice et des Cultes, sans omettre évidemment de se donner le beau rôle : « Franceschino s’avisa tout d’un  coup  de faire le saint, l’inspiré, le prophète. Il prit l’habit d’un ordre religieux et eut un grand prestige aux yeux des  prêtres  et  des  habitants. La force publique était paralysée, l’ordre public était troublé. Il a fini par se sauver à Rome lorsqu’il vit que je n’étais pas d’humeur à souffrir ses jongleries  et que je m’étais mis en personne à la tête de la force armée.

En fait, Franceschino s’était dès le 14 août rangé au sage conseil de l’évêque, qui lui  avait  conseillé  de  quitter  l’île,  précisant  au préfet qu’il avait bien rencontré le « prophète », mais ne lui avait donné aucune croix d’or, ni d’argent, ni de cuivre ».

Comme on dit aujourd’hui, l’affaire était donc « pliée » avant l’expédition de Sollacaro.  Quant  aux  mots  de  Calvese,  le  jour  et l’heure de la Résurrection n’avaient apparemment pas sonnés, du moins sur cette terre.

Corse hebdo. 6 septembre 2007

Retour biographie

Retour généalogie