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les ordres de Martin (1), et participa à la victoire du suzerain. Celui-ci mourut subitement à Cagliari au mois d'août 1409.

Le Comte perdait en lui son meilleur appui et cela à un  moment le territoire de Cinarca lui-même était mis à feu et à sang par la révolte des seigneurs d'Ornano et d'Attalà qui venaient de s'allier aux Génois. Il revint néanmoins en Corse, débarqua courageusement sur le territoire de Vico avec une petite troupe de soixante arbalétriers catalans, recruta aussitôt des partisans, attaqua et battit ses anciens alliés et vint assiéger le château de Bozio où  s'était réfugié le seigneur d'Ornano. Une épidémie qui se répandit dans la place, décima les défenseurs et causa la mort de leur chef. La forteresse fut prise et ruinée. Vincentello rentra en possession de ses états et Renuccio d'Attalà, réduit à ses seules forces, consentit à une trêve.

Le Comte était d'autant plus disposé à l'accepter que des circonstances imprévues allaient lui donner l'avantage. L'évêque d'Aléria, Jean d'Omessa, homme de guerre plus que d'église, comme beaucoup de prélats de ces temps troublés, et quelques personnages considérables de la Terre des Communes ayant eu à se plaindre de la partialité du gouverneur génois se liguèrent contre lui et commencèrent les hostilités. L'occasion était propice. Vincentello n'eut garde de la laisser échapper. Il traita avec les révoltés et apparut au nord de Corte (1411). Le danger que cette entente faisait courir à la domination ligurienne pouvait être mortel. La République très habilement se hâta de remplacer Lomellino par Raphaël de Montalto, ami intime de l'évêque. Son arrivée en Corse apaisait le ressentiment de Jean d'Omessa qui ne trouvait du reste aucun avantage à favoriser la fortune de l'Aragon, pays inféodé au Pape d'Avignon, Benoît XIII, alors que Gênes, reconnaissait l'autorité

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(1) Chronique de Giovanni della Grossa : Il re Martino dopoi avere sbarcato il sua esercito andò con esso inel quale era il conte Vincentello verso il campo di li ribelli, (p. 255).

 

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du pontife de Rome Grégoire XII. Le Comte fut donc abandonné ; malgré son ressentiment il dut renoncer pour la quatrième fois à ses projets et regagner l'au delà des monts.

Il se vengea sur les petits seigneurs de cette région dont la fidélité avait toujours été douteuse et, mettant à profit son inaction forcée, il s'empara successivement de tous les petits châteaux, en rasa quelques-uns, conserva les autres, mais ne les laissa entre les mains de leur propriétaire qu'à la condition de se reconnaître vassaux du roi d'Aragon (1) et d'obéir à toute réquisition militaire de sa part. Puis il établit son frère clans la citadelle de Baricini en qualité de gouverneur et garda pour lui celle de Cinarca, berceau de sa famille. Pendant trois ans il conduisit une guerre sans intérêt où les seigneurs feignaient de déposer les armes pour les reprendre aussitôt et dans laquelle il épuisait ses forces. Abandonné par le roi d'Aragon, le vieux Martin II, qui ne paraissait s'occuper que de la Sicile et de la Sardaigne où il guerroyait, il ne pouvait réussir dans ses tentatives sur la Terre des Communes. En 1415, il essaya encore de s'y établir ; Il essuya un grave échec près de Biguglia, perdit beaucoup de monde et dut se réfugier dans la  Cinarca. Les Génois l'y accompagnèrent. C'est en vain que Vincentello acheta à prix d'or (1) la défection des caporaux qui le combattaient. La République qui pouvait alors s'intéresser à la Corse, y envoyait un nouveau gouverneur, Abraham de Campo Fregoso, avec une flotte de quatre vaisseaux et une compagnie de 200

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(1) Chronique de Giovanni della Grossa, p. 257.

 

(2) C'est à cette époque que les caporaux corses trafiquèrent pour la première fois de leurs fonctions. Ils imitèrent les condottieri italiens, toujours prêts à se laisser acheter par le plus offrant et se chargèrent de recruter des hommes pour les mener au combat en faveur du gouverne­ment génois. « Raffaello da Montalto tractò con quattro caporali li piu avantaggiatti ... Che questi dovessero servire in la guerra ordinariamente, sempri che fussi bisogno, in servizio dil cumune genovese, e fussino continuamcente pagati di cierto salario tassato per ognuno Questi furno li primi caporali salariati che abbiano salario in Corsica. Dopoi sono stali molti caporali salariati a pacto facto.» Chronique de Giovanni della Grossa, p. 260

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soldats et vers la fin de l'année 1416, les Génois se firent livrer le château de Baricini et se trouvèrent les maîtres de presque toute l’île.

L'Aragon au contraire, depuis la mort de Martin II qui ne laissait aucun héritier, traversait une crise dynastique. Les députés du royaume d'Aragon, Valence et Catalogne, s'étaient réunis et avaient choisi pour roi Ferdinand II, fils du roi de Castille et d'Eléonore d'Aragon. Ce prince avait signé en 1412 une trêve de cinq années avec Gênes ; il avait momentanément renoncé à tout projet d’expédition lointaine. Quant à la Sicile, elle avait perdu avec son souverain la paix intérieure. La veuve de Martin, malgré son titre de vice-reine, avait en  réalité laissé l'autorité à un consei1 de régents. Un de ses anciens favoris, renonçant avec peine au pouvoir, avait alors déclaré la guerre à la régente et fomenté une guerre civile qui affaiblit ce royaume jusqu'en 1416.

L'échec du Comte d'Istria s'expliquait donc par l'abandon total dans lequel l'avait laissé son suzerain (1). Par bonheur pour lui, en 1416 un nouveau prince, Alphonse V, venait de monter sur le trône de l'Aragon et de succéder à Ferdinand II. Il fallait aller le trouver, lui représenter la situation et en obtenir une aide plus efficace. Vincentello s'embarqua donc pour l'Espagne et vint plaider sa cause. Alphonse lui témoigna la plus grande sympathie, et lui décerna le titre très recherché de chevalier pour tous les services qui avaient été rendus à sa couronne sur terre et sur mer (2). C'est à ce moment qu'il lui conféra (3) également la dignité de

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(1) Il conte non teneva niuna giènte pagata ne aiuto dil Re di Arago­na al quale pér esserli affezionato recognoscieva per suo amico e signore, si risolse di andare dal re in Catalogna e ricercali aiuto e soccorso. ­Giovanni della Grossa (p. 262).

(2) Comc amico e signore semprc lo aveva reputato e servito in Corsica e fuora molte occasionc di guerra. – Giovanni della Grossa (p. 269).

(3) Gregori, dans son Histoirc de Filippini, T. II, nous a rapporté le diplôme qui confère à Vincentello le titre de Vice-roi et dont nous tra­duisons les passages suivants propres à donner une idée de l’étendue des pouvoirs du comte :  «  Nous, Alphonse, roi d'Aragon, de Sicile, de Va-

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Vice-roi la Corse, avec une délégation souveraine des pouvoirs royaux, au point de vue administratif, exécutif, législatif et judiciaire. Mais en dehors de cette confiance absolue et de cette autorité morale, il lui fut impossible de l'amener à faire un plus grand effort. Il

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«lance, de Majorque, de Sardaigne, Corse et Barcelone, duc d'Athènes  et autres  lieux, comte de « Roussillon et de Cerdagne, désignons comme  notre Vice-roi dans  le royaume de Corse, que de « nombreux rivaux de  notre maison nous ont arraché par la violence, le noble chevalier Vincentello « d'Istria, comte de Corse, dont nous avons apprécié les mérites,  la fidélité et les aptitudes;

«  Nous lui concédons pleine liberté et tout pouvoir sur tous nos sujets et  vassaux, avec le droit « d'exiger de tous les serments de fidélité et de jouir des  privilèges et immunités concédés par nous ou « nos prédécesseurs.

«  Nous lui déléguons la connaissance de toutes les causes, procès, différents et conflits civils et « criminels, en premier et dernier appel, par l'intermédiaire de nos officiers ou de ceux qu’il aura lui-« même nommés, ainsi que le droit d'évoquer devant sa juridiction ou de juger conformément à la vérité « toutes les causes,  comme nous pourrions le  faire nous-mêmes (quemadmodum nos possemus) et celui « de faire exécuter en tous lieux les sentences ou de poursuivre et de contraindre les coupables.

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 « Il tiendra sous sa garde et protection toutes les villes, places et for­teresses qui  nous appartiennent ou appartiendront à nos barons et il châtiera les rebelles de la manière qu'il le jugera.

 « Nous lui remettons tous les lieux que nous possédons pour qu'il exerce la juridiction civile et « criminelle, la haute et basse justice, pour qu'il y nomme,  confirme ou change tous les officiers, « châtelains et administrateurs. Il aura sous sa domination tons les comtes, barons, gentilshommes, « chevaliers, caporaux,  habitants et personnes de l'île actuellement sons notre autorité ou qui pourraient « l'accepter. Il pourra exiger d'eux, aides, munitions et réquisitions, comme nous  pourrions l'exiger « nous-même (prout nos possemus personaliter constitui.

 « Il sera libre de punir et de gracier, d'absoudre et de remettre, d'aug­menter ou de diminuer les « peines. Il pourra, se faire payer tontes les taxes qui nous reviennent, les modifier, les accroître, en « dégrever les  populations, exiger le service militaire de nos vassaux, les investir de leurs fiefs, exiger « leurs hommages, en un mot  faire  en notre nom tout ce qui  sera utile pour notre service et notre « honneur ou pour le bien de ce royaume.

« Nous lui confions pour cela l'imperium et le pouvoir d'agir comme nous-mêmes (Volumus et intendimus vos eumdem vicegerem nostrum posse facere plenarie et complete…) et le faisons savoir à tous nos officiers, et sujets, habitants présents et futurs dans notre royaume de Corse pour qu'ils obéissent comme à nous-même (vetrisque jussionibus, ordination'bus et mandatis obtemperent, pareant et obediant « tanquam nostri…) Fait à Valence le 10 février 1418. (Traduit du latin).

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était visible que le prince n'était pas encore décidé à conquérir la domination de la Corse et qu'il se contenterait de défendre ses titres de propriété contre les Génois en facilitant l'occupation de l'île par ses vassaux, les comtes de Cinarca (1). D'ailleurs les affaires de Castille l'absorbaient alors entièrement. Il disputait à ses frères le roi de Navarre et Henri grand-maître de Saint Jacques de Compostelle la tutelle de Jean II et le gouvernement de son royaume. Une guerre avait commencé en 1417 qui devait durer trente ans et retenir à maintes reprises l'attention de l'Aragon. Sans se décourager cependant le Comte d'Istria résolut de tenter une autre fois la fortune et avec les modestes renforts qu'il avait obtenus, c’est-à-dire deux galères, une nacelle et une galiote, il se dirigea vers la Corse,

Depuis son départ la situation dans l'île était extrêmement troublée. Les Fregosi, dont l'un était doge de la République et l'autre gouverneur de la Corse, avaient formé le dessein d'en faire une seigneurie héréditaire pour leur famille et ils avaient confié la surveillance des différentes régions insulaires à leurs partisans. La République paraissait en effet ne vouloir faire aucun effort pour occuper le pays; elle laissait les principaux personnages de la cité en convoiter la possession, elle la leur donnait même comme au temps de la Maona, pourvu que les privilèges économiques de sa marine fussent sauvegardés et que le roi d'Aragon, qui l'avait dépouillée de la Sardaigne, ne lui infligeât pas la même humiliation en Corse.

Mais il était difficile, au milieu de l'anarchie féodale qui ruinait cette contrée, de satisfaire tout le monde et de tenir la balance égale entre tous le parti. Les

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(1) Il Re non haveva animo determito div'oler il dominio di Corsica se non quella poca dimostrzionc ed intratenimento dil suo titolo di Corsica di quel modo li signolri di la famiglia di Cinarca suoi amici la conquistassero e tenessero non lassandolo regnare al comune di Genova,  il Conte pigliò quel poco di ajuto che potè avere. - Chronique de Giovanni della Graossa (p. 269).


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