Le président Alexandre Ignace Colonna d’Istria
(1782-1859)
Au sein de la longue et foisonnante lignée des Colonna d’Istria dont les descendants célèbrent aujourd’hui le souvenir, nous avons choisi d’évoquer le comte Alexandre Ignace, personnage public qui fut, au cours de la première moitié du XIXème siècle, le membre le plus en vue de cette illustre casata, une fois celle-ci dépouillée des privilèges et des oripeaux de la féodalité où elle s’était illustrée aux temps médiévaux et modernes. On connaît la consécration sociale qu’avait été pour la « famille » sa reconnaissance comme « noblesse ancienne » sous l’Ancien Régime après qu’Ottavio Colonna d’Istria eut réuni comme « preuves » les sources écrites qui, rassemblées et publiées, constituent une véritable relique pour les descendants et un estimable corpus de documents pour l’historien qui se penche sur ce passé1. La « table rase » de la Révolution avait eu pour effet de faire rentrer la maisonnée dans le rang… mais la Restauration rendit sa noblesse au comte Alexandre, objet de notre propos. Xavier Versini, notre distingué compatriote, historien et, en l’occurrence, haut magistrat honoraire, comme le fut le président Colonna, a su avant nous lui rendre hommage et il ne cache pas l’empathie qu’il éprouve envers lui, le premier qu’il place en ligne (« à tout seigneur tout honneur » écrit-il) dans sa rapide galerie de portraits (« le Bal des robes rouges ») consacrée dans son dernier ouvrage2 aux magistrats de la Monarchie de Juillet. Nous pourrions reprendre comme libellé de cette conférence la définition d’« archétype du magistrat politicien » déjà employée par l’auteur, dans une évocation antérieure de cette haute figure du milieu judiciaire et du monde politique insulaire3 bien que, la seule fois où le comte Alexandre a failli exercer un mandat national de député, cela se soit passé sous la Restauration, peu de temps avant la révolution de 1830 qui eut pour effet l’invalidation de son mandat ! Nous y reviendrons. On garde en général de lui l’image d’un homme influent et respecté, même s’il n’a pas fait, comme on dirait aujourd’hui, une belle carrière politique, à la manière des Abbatucci, ses parents par alliance, des Sebastiani, ses rivaux, ou des Gavini et des Casabianca, ses contemporains et successeurs parmi « les grandes familles » promues sous le Second Empire. Disons qu’il fut un homme connu en son temps, sans être vraiment devenu célèbre…, mais peut-être est-ce là une raison supplémentaire de le redécouvrir, d’autant qu’il a vécu à une période qui, dans l’histoire de la Corse, reste encore en grande partie terra incognita.
La marque de l’Ancien régime
Alexandre Ignace Colonna d’Istria est né le 30 juillet 1782 à Ajaccio, fils
de Francesco Maria Ciriaco, lui-même4
né en 1722 dans cette même ville où la plupart des membres issus de la
lignée du fief d’Istria dans le Bas-Taravo avaient pris l’habitude d’élire
domicile, recherchant la vie citadine, la proximité des lieux de pouvoir,
génois puis français, et les alliances avec des familles patriciennes. Sa
mère, Anna Maria Maurizia, comme cela se retrouve dans les stratégies
matrimoniales d’autres familles insulaires illustres dès les temps
médiévaux, n’était pas d’origine corse mais appartenait à une famille noble
de la riviera ligure. Alexandre Ignace a d’ailleurs passé une partie de sa
jeunesse en terre ferme où se trouvaient ses parents, vivant dans la maison
maternelle, ce qui explique que son père ait été absent au moment de la
constitution par Ottavio Colonna d’Istria du dossier pour reconnaissance de
noblesse sans qu’il en ait été pénalisé. Globalement, pour en rester à
l’Ancien régime, on retiendra des membres éminents de la famille que,
modérément patriotes au temps de Paoli5, s’agissant de féodaux
contestés de longue date par leurs vassaux qui participèrent activement à la
révolte anti-génoise6
ils rallièrent le vainqueur et servirent le roi de France, notamment dans
l’armée (Royal corse ou/et régiment provincial). Ainsi Ottavio, sus-mentionné, avait été le compagnon de Paoli et avait même exercé des
charges importantes, lors de l’indépendance, comme conseiller d’Etat et
magistrat-administrateur dans le Delà des Monts. Mais il s’était séparé du
père de la Patrie au moment de la conquête française pour entrer comme
officier dans le régiment Buttafoco, puis devenir capitaine des grenadiers
dans le régiment provincial. Reconnaissance de noblesse (décembre 1773),
disions-nous, et, suivant les critères de l’époque, de vieille noblesse, de
première classe ou encore, comme on disait alors, de noblesse de race, le
haut du panier par rapport aux familles simplement reconnus nobles ou
anoblis7.
Depuis le procès intenté par une histoire de tradition paoliste à Mathieu
Buttafoco, on a tenté de jeter l’opprobre sur ces familles « ralliées », en
oubliant souvent de prendre en considération l’attrait qu’avait pu
représenter pour elles le service du Roi très Chrétien et la fierté de
devenir sujets d’un Grand Royaume. De là cette prise de distance par rapport
au paolisme et cette fidélité au Roi qui deviendra plus tard, par volonté
déterminée d’intégration, fidélité à la Grande Nation, quels qu’en soient
les régimes politiques. Ce comportement doit être replacé, sous l’Ancien
Régime, dans son contexte de société d’ordres où la distinction passe par
l’appartenance au second ordre de l’Etat après le clergé. Les descendants
des Cinarchesi, ou prétendus tels, ont été les premiers à y être
sensibles et à faire les démarches nécessaires auprès des services
généalogistes de la Cour de France, sans avoir à falsifier les écritures ou
à faire preuve d’imagination. Rappelons, à propos de cette soif de noblesse
et de distinction, la course obstinée et rétrospectivement amusante des
membres de la famille Bonaparte pour être inscrits sur les tablettes de
l’Ordre de chevalerie toscan de Santo Stefano ou la démarche antérieure de
Charles en 1769 pour obtenir une attestation de l’archevêque de Pise
établissant sa qualité de noble. Dans le cas d’Ottavio, le nec plus ultra
en matière de noblesse venait du caractère titré (de rang comtal) de cette
distinction.
Le temps de leur « reconnaissance » nobiliaire correspondit pour les Istria
à l’extension au sein de la lignée de l’adoption du patronyme Colonna qui
remontait aux Carolingiens, celui d’Ugo Colonna de Rome, chef de
l’expédition victorieuse menée alors depuis la capitale de la Chrétienté
contre les Sarrasins qui menaçaient la Corse. C’est du moins ce que rapporte
la chronique de Giovanni della Grossa ! Feuilletons le dossier d’Ottavio8et recensons les appellations de Colonna accolées à celles, communes,
d’Istria : elles ne sont pas majoritaires! On relève ainsi le nom du
capitaine Gioan Carlo Colonna d’Istria qui reçut en 1733 un certificat de
bons et loyaux services de Gênes et le même apparaît dans une lettre du
gouverneur génois Veneroso de mai 1730 alors qu’il vient d’être nommé
commissaire général du fief d’Istria après avoir servi les Génois comme
capitaine de compagnie corse en 1717 puis en 1726. Il est également fait
mention de son fils, Paolo Vincenzo Colonna d’Istria, devenu marquis de
Galliano. Lorsque Boswell évoque son passage à Sollacaro, il dit avoir été
hébergé chez les Colonna d’Istria dont Pascal Paoli était l’hôte9.
En revanche, le patronyme de Colonna ne figure pas avant 1773 pour plusieurs
branches de la famille dont celle qui nous occupe alors que, par la suite,
il se généralise10.
Ce rattachement patronymique à l’ancêtre éponyme
demeurera un indicateur pour le jeune Alexandre élevé dans cet ambiente
nobiliaire dont il portera la marque indélébile au-delà même de la
Révolution. Il restera dans son habitus un aristocrate, un héritier
de l’Ancien Régime, considéré comme « naturellement » royaliste sous la
Restauration et « carliste » sous la Monarchie de Juillet.
Pour l’heure, en 1789, on ne s’étonnera pas de compter les Colonna d’Istria, dont le père d’Alexandre, dans les rangs de ces familles corses qui ne voient pas d’un bon œil la Révolution et qui serrent les rangs autour de Mathieu Buttafoco ou de son beau-père François Gaffory, maréchal de camp nommé par Louis XVI pour seconder le commandant militaire Barrin et « contenir » le mouvement. Avec eux, les Fabiani de Balagne, les Boccheciampe du Nebbio, les Galloni d’Olmeto ou encore les Bacciochi d’Ajaccio (dont le parrain d’ Alexandre Ignace), des familles qui devront s’exiler ou faire le dos rond pour laisser passer « l’orage ». Qu’en a-t-il été de Ciriaco ? L’absence de documentation ne permet pas de le suivre de près. On sait qu’il est rentré d’Italie en Corse où il vivait encore en 1792, alors qu’Alexandre, âgé de 10 ans, était écolier dans les « petites classes » du collège d’Ajaccio. A cette époque remonte un souvenir, consigné plus tard par son biographe, particulièrement révélateur de l’expérience du jeune garçon. Nous sommes à l’automne de cette année, alors qu’en vue de l’expédition de Sardaigne les volontaires nationaux de la « phalange des Marseillais » viennent de débarquer dans la ville avec l’escadre de l’amiral Truguet pour faire la jonction avec leurs homologues de Corse, dont les volontaires commandés par Napoléon Bonaparte élu en avril lieutenant-colonel en second du bataillon d’Ajaccio-Tallano. Cette intrusion des Marseillais, gens de sac et de corde, avinés et violents, des sans-culottes qui correspondent peu à l’image d’Epinal des combattants de Valmy, des gens mus par la haine de « l’aristocrate », s’adonnant à des scènes de violence, à des exécutions sommaires, à des criailleries et à des farandoles aux accents du ça ira, va marquer les esprits. Sur leur passage les volets se ferment mais, entre les croisées, le jeune Colonna d’Istria assiste à la scène de lynchage d’un malheureux garde national corse traité d’aristocrate tandis que la troupe régulière, en garnison à la citadelle, est consignée pour éviter d’autres incidents et que le général Raphaël de Casabianca, horrifié de tels comportements, prend la décision de ne pas pratiquer l’amalgame entre Corses et Marseillais en vue de l’expédition11. Ignace Alexandre, rapporte Xavier Casabianca dans l’oraison funèbre qu’il prononça du président Colonna, n’oublia jamais et cette scène devait consacrer pour toujours en lui une rupture déjà bien établie avec le nouvel ordre des choses né de la Révolution. Après son séjour au collège d’Ajaccio, c’est en Italie, à Pise très probablement, comme Saliceti et Joseph Bonaparte à la génération précédente, qu’Ignace Colonna d’Istria va parfaire sa formation par des études de droit accomplies sous la tutelle de maîtres éminents tels que Poggi et Carmignani. Agé de 19 ans, émancipé de sa famille et titulaire d’un diplôme reconnu, Ignace Alexandre rentre en Corse après l’épisode anglo-corse et la reconquête républicaine et, sous le Consulat, il s’inscrit au barreau d’Ajaccio, comme bien d’autres jeunes gens appartenant à l’élite sociale pour qui la robe était une voie privilégiée de la promotion individuelle.
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Les premiers pas dans la vie publique
Sans besoin particulier d’amnistie ni de
repentance pour son aversion envers la Révolution, mais sur la base de ses
talents et aussi, très certainement, des relations de sa famille et des
recommandations de gens bien en cour, Alexandre Ignace jouit des faveurs
d’un régime sensible aux compétences et qui n’a pas d’à priori à l’égard des
anciens partisans de l’Ancien Régime. La carrière juridique s’ouvre devant
lui et il s’y engage en faisant allégeance au Premier consul, puis à
l’Empereur. Colonna d’Istria bonapartiste ? C’est ainsi qu’on le qualifiera
rétrospectivement sous la Restauration où le commissaire Constant verra en
lui un chef du mouvement. Rien de moins sûr sur le plan des fidélités
idéologiques. Certes l’intéressé a su gré au régime napoléonien de ne pas
lui avoir tenu rigueur des engagements des siens et de leur ancrage dans le
passé, mais son ralliement est demeuré discret et n’a guère entamé les
convictions d’un jeune homme imprégné des valeurs de l’Ancien Régime. Au
barreau d’Ajaccio où il ne tarde pas à se faire remarquer,
IgnaceAlexandre Ignace a surtout
profité de son mariage avec Maria Cecilia, fille du procureur général
Pierre-François Chiappe, frère d’Ange Chiappe, le conventionnel non
régicide, ancien membre du Conseil des Cinq Cents12.
Cette famille, bien en cour auprès des bonapartistes, dans l’entourage
d’André Ramolino, d’ Etienne Conti et de François Levie, jouit alors d’une
bonne position sociale dans une ville particulièrement choyée par
l’Empereur, bientôt chef-lieu de département et siège de la Cour Impériale13.
Par décret du 4 pluviôse an XIII (1805), à l’âge de 23 ans, bénéficiant à ce
titre d’une dispense, Colonna d’Istria devient procureur impérial
près du tribunal de première instance d’Ajaccio, alors que le général Morand
exerce les pleins pouvoirs, dont ceux de haute police sur l’île.
Cette nomination, qui le fait passer
définitivement du barreau à la carrière plus gratifiante de magistrat, est
un premier signe de réussite sociale Il occupera ce poste jusqu’en
1811 où il montera en grade en succédant à son beau-père comme procureur
général à la Cour impériale. Puis ce sera dans la famille, en 1815, une
autre alliance de poids et d’avenir lorsqu’une soeur d’Alexandre Ignace
épouse Charles Jacques Pierre Abbatucci, fils de Pascal et neveu des
illustres généraux de la République, une autre « grande famille » ralliée à
l’Empire.
Arrêtons-nous pour cette période sur deux
circonstances qui permettent de mieux appréhender le personnage. Toutes deux
ont émaillé la vie publique ajaccienne, la première au temps du gouverneur
Morand, l’autre au lendemain de l’abdication de Fontainebleau, en avril
1814.
En 1809, une obscure affaire secoue la ville impériale et aura des répercussions jusqu’au sommet de l’Etat où l’Empereur lui-même en sera ému. Nous voulons parler de la soi-disant « conspiration d’Ajaccio » qui aurait eu lieu contre les autorités impériales et contre Morand lui-même de la part d’Ajacciens, et non des moindres, qui seraient entrés en relation avec l’ennemi, entendons les Anglais, chassés de Corse en 1796 mais toujours présents dans les parages, croisant au large et prêts à faire des incursions ponctuelles sur les côtes et à tromper la vigilance des batteries14. On aurait même surpris des conciliabules tenus chez l’habitant en présence d’officiers de Sa Majesté en vue de livrer la place aux Anglais. Le général Morand, d’une anglophobie maladive certes, mais dont la mission principale était de défendre l’île contre une éventuelle descente d’un ennemi qui était bel et bien à craindre, crut au complot, rentra précipitamment de Bastia où il se trouvait en déplacement et mit en place une commission militaire pour juger les coupables. Il s’avéra très vite, en dépit d’une sévère instruction à charge, que le dossier était vide, comme le conclura plus tard l’Empereur lui-même lorsqu’il mettra un terme à un procès qui eut pour conséquence sur place de perturber les esprits, d’encourager l’opposition et d’indigner une majorité d’Ajacciens. Parmi eux, Alexandre Ignace, procureur impérial mais qui n’avait pas eu à connaître professionnellement l’affaire, en raison de la procédure d’exception mise en place pour la juger. Il intervient comme un simple particulier pour exprimer son indignation dans un factum qu’il intitulera Ajaccio vendicata lorsque celui-ci sera publié… sous le Second Empire !15 Mais peu importe que, dans la foulée de l’événement, le factum, qui peut-être circula sous cape, n’ait pas eu une grande audience ! Le texte nous intéresse moins par l’écho qu’il a pu avoir ou ne pas avoir sur le moment que par ce qu’il nous révèle sur l’état d’esprit de son auteur. C’est à coup sûr une œuvre de jeunesse, une défense passionnée d’Ajaccien et de la ville d’Ajaccio écrite en forme de plaidoirie, dans un style ampoulé et d’une argumentation redondante propre à ce genre de rhétorique du monde du barreau.
Faut-il l’interpréter comme un acte de foi bonapartiste, une forme indirecte de soutien au régime, compte tenu du fait que l’essentiel du message consiste à dire qu’il était impensable, saugrenu et attentatoire à l’honneur, de considérer un instant qu’Ajaccio, ville natale de l’Empereur, ait pu être le siège d’un complot contre son régime sinon contre sa personne ? De fait, plusieurs passages du texte attestent des marques d’attachement à la personne de l’Empereur et au régime impérial. Il y est ainsi question de la « felice aurora dell’18 Brumaire che rilevo la Francia dallo stato di avvilimento in cui il flagello rivoluzionario l’avea gettata e che l’ha resa l’arbitra delle nazioni ». L’allusion est claire et courante alors sous la plume des thuriféraires de Napoléon, le héros qui a su mettre un terme aux désordres de la Révolution. Cela correspond bien à ce que nous savons déjà d’Alexandre concernant l’amer souvenir laissé par les sans-culottes de 1792 ! Oui l’auteur devait être sincère en parlant de governo piu giusto. Respectueux de l’Empire il l’est encore en célébrant « il felice regno di Napoleone » et là encore il ne manque pas d’opposer le régime aux « momenti terribili dell’anarchia, delle divisioni e delle disgrazie »16 une autre façon d’exprimer son ralliement à l’Empire par rejet des régimes nés de 1789, le terme d’anarchie pour les désigner revenant plusieurs fois sous sa plume. Nous sommes en présence de l’expression d’un sincère attachement au souverain et d’une fidélité certaine à l’Empire… mais, sans plus!
En revanche, le texte se présente plus nettement comme un acte patriotique,
une manifestation de colère contre le fait qu’on ait pu penser que la ville
qui allait devenir en 1811 le chef-lieu de la Corse ait pu trahir son
appartenance à la patrie. C’est sur cette
ligne de pensée que l’auteur s’est le mieux situé en parlant d’Ajaccio : « la
perfidia la piu insana e la debolezza piu iniqua, écrit-il, hanno
tentato di avvilirla, screditarla, imprimerla la taccia infame di aver
tradito la patria, cospirato contro la sicurezza dello stato e di essere
d’intelligenza coi nemici della Francia colla perversa e odiosa Inghilterra »
au risque, ajoute-t-il, de renouveler les « torbidi tempi che hanno
desolato per tanti anni la Francia ». Ailleurs encore on lit qu’il
intervient au nom de « l’onor della patria vilipesa » et
Colonna prône « la devozione alla Francia et odio implacabile
contro l’Inglesi.» Ces professions de foi patriotiques ne sont
évidemment pas contradictoires avec les marques d’attachement à
l’Empire, mais elles se situent sur un registre quelque peu différent, celui
de la fidélité de la Corse et d’Ajaccio à la France… quel qu’en soit le
régime politique, est-on tenté de dire !
On est frappé par ailleurs par le fait que l’indignation de Colonna d’Istria vise explicitement le général Morand, commandant en chef gouverneur de l’île, placé à ce poste par le Premier Consul en 1803 pour succéder à Miot et jouissant encore de la confiance de l’Empereur au moment du soi-disant complot. C’est lui qui a eu la faiblesse d’y croire et d’entacher ainsi la réputation d’Ajaccio. Cette charge à l’encontre de Morand est à replacer dans le contexte ajaccien de l’Empire où le clan bonapartiste n’entretient pas de bons rapports avec le gouverneur doté des pleins pouvoirs. Les membres de la famille impériale et du « parti » (le premier carré ajaccien peut-on dire), le préfet du Liamone, relégué dans un rôle de second plan, trouvent injustifié ou pour le moins exagéré le régime d’exception établi par l’Empereur et exercé par un homme autoritaire, brutal, qui n’entend pas partager son pouvoir et qui ne supporte ni pressions ni coteries. Dans une certaine mesure, l’acharnement du gouverneur à trouver des coupables « ajacciens » apparaît comme une forme de règlement de compte envers un milieu qui entretient la cabale à son égard. Certes ceci n’est pas explicitement développé dans le texte de Colonna d’Istria, mais « l’ambizioso amor del potere » est mis en cause et, plus précisément, le pouvoir de haute police et l’usage que Morand en fait. Et là nous sommes en présence d’un autre angle d’attaque caractéristique d’un magistrat intègre qui ne supporte pas les abus de pouvoir et la justice d’exception. Ces pouvoirs extraordinaires d’alta polizia sont vilipendés en termes violents et imagés : ils sont, écrit Colonna d’Istria, « simili al’acqua forte che bruccia ove tocca »17 et ils ne devraient être mis qu’entre des mains « purissime ed integerrime », ce qui n’est manifestement pas le cas. Colonna va très loin dans ce domaine et n’hésite pas à prendre parti contre Morand à propos de la répression exercée par celui-ci dans le Fiumorbo, notamment à l’encontre du capitaine Sabini : « piangono gli uomini da bene sulla sorte dello sventurato capitan Sabini di Fiumorbo. » Dans le même opuscule, Colonna s’en prend à Portafax de Bonifacio, homme de main de Morand, qui se disait auditore allo scagno del generale et qui s’est signalé dans l’exercice des basses oeuvres de police. Il remet en question explicitement le décret du 17 messidor an XII qui soumet au jugement des commissions militaires les délits d’espionnage et d’enrôlement à l’ennemi dans la lignée de la loi du 12 brumaire an V qui plaçait déjà ces délits sous la compétence des conseils de guerre permanents. En fait dit Colonna, qui a du mal à contenir sa colère, on faisait passer devant ce type de cour de justice des gens « vagamenti accusati di varii delitti e specialmente di essere stati d’intelligenza agli inglesi, di averne ricevuto danari », avec le risque d’inventer de faux complots, comme ce fut le cas à propos d’Ajaccio. En juriste déjà expérimenté, au nom du droit, Colonna ose critiquer l’arrêté consulaire du 22 nivôse, paragraphe 5, chapitre 1, concernant les mandats d’arrêt et il procède à ce sujet à une critique serrée de la procédure. Cela permet de ranger Colonna d’Istria non pas dans le camp des détracteurs de l’Empereur mais dans celui, bien représenté en Corse sous l’Empire, des défenseurs de l’état de droit. Le milieu judiciaire auquel appartient Colonna y est alors particulièrement sensible car il est marginalisé, contourné par la pratique de la justice d’exception aux mains de militaires « incompétents ». Colonna s’en prend au «potere giusdiziaro amministrato da persone intruse, dal generale fino all’ultimo caporale ». Cet argument se retrouvera sous la plume de F.0 Renucci dans sa Storia di Corsica et il sera développé dans divers écrits de Salvatore Viale, mais à l’appui d’une condamnation plus globale du régime et même de la mise en cause de l’appartenance de la Corse à la France, ce qui est très différent, nous l’avons dit, du point de vue de Colonna d’Istria. Celui-ci est plus proche de plusieurs membres du barreau ou de la magistrature de Bastia, les Biadelli, Rigo et autres qui firent alors pour ainsi dire leur apprentissage de la politique en s’érigeant en défenseurs du bon droit et de la légalité. Ce sera un leitmotiv de nombre de juristes insulaires, avocats ou magistrats, qui se battront pour le rétablissement du jury en Corse au temps des monarchies constitutionnelles. Justice et politique amorcent dès l’Empire un mouvement de rencontre et cela vaut pour Colonna d’Istria, « archétype du magistrat politicien ».
Les enseignements de la deuxième circonstance à laquelle nous faisions allusion vont dans le même sens que ce que nous venons de voir à propos de la conjuration (sic) d’Ajaccio. Rappelons succinctement les faits : à l’issue de la malheureuse campagne de France, l’Empereur abdique à Fontainebleau le 8 avril 1814 ; or, presque dans le même temps, à Bastia a éclaté une insurrection séparatiste d’inspiration paoliste et pro-anglaise, à l’initiative de Salvatore Viale et de Fredien Vidau. C’est le point culminant de mécontentements qui proviennent pêle-mêle des difficultés de la conjoncture, de la politique religieuse du régime, de la « décapitalisation » de la ville au profit d’Ajaccio survenue en 1811, des prélèvements forcés, de la présence des Croates à la citadelle et de l’état d’insécurité qui s’est installé dans le pays. Les insurgés n’hésitent pas à faire appel aux Anglais qui viennent de se rendre maîtres de la Toscane sous le commandement de l’amiral Lord Bentinck dont la flotte croise au large du Cap corse. Le général anglais Montrésor, mandaté par son supérieur, intervient directement à Bastia, prend la direction des opérations et laisse planer, avec le consentement plus oui moins tacite des rebelles, la perspective d’une Corse à nouveau sous tutelle de l’Angleterre. La situation est confuse, les convictions sont ébranlées et, tandis que les initiateurs du mouvement cherchent à rallier l’intérieur en opérant une marche en direction de Corte et d’Ajaccio, Montrésor, outrepassant ses pouvoirs, avance ses pions et gagne par voie de mer le chef-lieu de département où il présente un ultimatum au général Bruny qui commande la subdivision militaire du Sud. La bataille est symbolique et tourne autour des couleurs qu’il convient d’arborer. Bruny cède et accepte que le drapeau de l’Angleterre soit hissé en haut de la citadelle. Poussant plus loin son avantage, Montrésor exige qu’en signe d’allégeance la justice soit rendue en Corse au nom de Sa Majesté Georges III, un pas de plus vers la restauration d’un royaume anglo-corse dont manifestement s’accommodent les insurgés bastiais, alors qu’on ne connaît pas encore le sort réservé à l’île par le traité de paix. Alors se produit le coup d’éclat du procureur général, rapporté par les historiens et les mémorialistes de l’époque18. Avec l’assentiment du président Castelli et des membres de la Cour Impériale qui siège encore à Ajaccio, Alexandre Colonna d’Istria oppose un refus catégorique aux prétentions du général anglais. Le texte de sa déclaration du 8 mai 1814 qui ébranla le général Berthier, qui venait de céder devant l’ennemi, vaut d’être rapporté :
« La
Corse est un département français et rien n’indique à ce jour qu’elle ait
cessé de faire partie intégrante de la France… elle n’a été remise au
général Montrésor par le comte général Berthier qu’à titre de dépôt et de ce
fait la Cour ne saurait, sans trahir son honneur et ses devoirs les plus
sacrés, rendre la justice autrement qu’au nom de Sa majesté Louis XVIII roi
de France. »
Notre magistrat patriote tint bon lorsque,
quelque temps après, Montrésor lui offrit la présidence de la nouvelle Cour
Suprême qu’il entendait mettre en place avec l’assentiment des paolistes ou
des pro-anglais auxquels il avait déjà distribué des postes de conseillers.
Cette Cour ne devait d’ailleurs jamais être réunie car Montrésor fut
désavoué par son supérieur et on ne tarda pas à apprendre que la Corse, en
vertu des traités, resterait française. La prise de position d’Alexandre
Ignace fait moins figure de ralliement aux Bourbons que de manifestation de
fidélité à la France. On a beaucoup glosé sur « le temps des girouettes »
qui marqua la période 1814-181519,
mais le cas de la Corse, comme l’illustre l’attitude de Colonna d’Istria,
est particulier, car, plus que d’idéologie royaliste, républicaine ou
bonapartiste, il s’agissait d’appartenance nationale et la grille de lecture
de nombre de comportements du moment ne s’accommode pas d’une simple
interprétation en termes de « retournements de veste ». On a du mal à
qualifier de « girouettes » ces fonctionnaires ou militaires qui jusque-là
servaient l’Empire et qui se signalèrent en 1814, au lendemain de
l’abdication l’Empereur, par leur ralliement à Louis XVIII lorsqu’on prend
en compte cette menace d’un retour au royaume anglo-corse annoncé par
Bentinck lui-même, commandant général de l’armée britannique sur les côtes
et dans les îles de la Méditerranée. N’est-on pas par ailleurs en présence
d’une des toutes premières circonstances où s’affirme le concept de
continuité du service public en cas de changement de gouvernement ou de
régime ? Les deux aspects, -le troisième qui renvoie à l’image de la
girouette à proprement parler ne devant pas pour autant être totalement
éliminé- se retrouvent dans le cas de Xavier Giubega. A peu de temps
d’intervalle de la déclaration de Colonna, ce sous-préfet de Calvi qui avait
été nommé préfet de Corse par l’Empereur mais qui n’avait pas eu le temps de
prendre son poste fut tancé par Montrésor car il refusait de hisser le
drapeau britannique sur la citadelle. Sa réponse au général anglais est de
même nature que celle faite par Colonna d’Istria :,
«J’ai été jusqu’au dernier
moment fidèle au gouvernement ancien et j’en ai fait rigoureusement exécuter
les lois et les instructions : on ne peut me faire un crime de cette
conduite qui d’ailleurs a été celle de tous les fonctionnaires publics de
France. J’ai refusé de faire élever dans Calvi l’étendard de la rébellion et
de seconder les efforts que le comité de Bastia ne cessait de faire pour
provoquer la séparation de la Corse de la France et nous induire à insulter
et chasser les troupes et les employés français et à saccager les magasins
du gouvernement. J’ai pensé que l’intérêt et l’honneur prescrivaient aux
Corses de suivre en tout temps le sort de cette grande nation.»20
Ces cas ne sont pas isolés et on peut signaler
ceux de simples citoyens qui exerçaient alors des fonctions à l’échelle
municipale ou cantonale et qui, dans les mêmes circonstances, alléguèrent
les mêmes raisons. Ainsi dans le canton de la Porta où deux partis
s’affrontaient, l’un pro-anglais et l’autre républicain, à propos des
couleurs à hisser sur le clocher de l’Eglise : Les bonapartistes furent
rappelés à l’ordre par Montrésor parce qu’ils avaient descendu l’étendard
britannique pour le remplacer par le drapeau blanc en apprenant que la Corse
resterait française.21
Cela ne devait pas empêcher les mêmes (les Pompei et les Sebastiani du
canton) de devenir des cadres ou des membres actifs du mouvement
carbonaro-bonapartiste d’opposition aux Bourbons sous la Restauration, de
même que Giubega prit ses fonctions de préfet de Corse au service de
Napoléon au moment des Cent jours, toujours en arguant de sa fidélité à la
France et en usant cette fois de l’argument des Bourbons « revenus dans les
fourgons de l’étranger » ! Rien n’est simple, nous le savons bien par
ailleurs, lorsque les sensibilités ou les convictions particulières sont
confrontées à la question de la légitimité de l’Etat !
Sous la Restauration, une modeste entrée en
politique
Une fois l’intermède des Cent jours passé et la Corse à nouveau rendue aux Bourbons, on ne s’étonnera pas que, dans un premier temps du moins, bien qu’il ait servi l’Empire à un haut niveau de responsabilité, Colonna d’Istria ait conservé son poste de procureur général de la Cour d’Appel transférée à Bastia par le marquis de Rivière en 1816. Sans doute le nouveau régime lui a-t-il su gré de son hostilité aux séparatistes bastiais et de son attachement à la France. Le souvenir de la fidélité à la royauté de sa famille sous l’Ancien régime a également pu jouer en sa faveur. On sait a contrario combien les partisans du « parti anglais » ont eu du mal à se faire pardonner et admettre comme des zélateurs du régime restauré pour conserver leurs emplois ou en briguer de nouveaux, surtout lorsqu’en plus de la macule de la trahison, ils traînaient derrière eux un passé paoliste. Ce fut le cas de Fredien Vidau, magistrat éminent, au parcours sinueux certes, mais qui avait fait ses preuves à la Cour d’Elisa, princesse de Lucques, avant de prendre la tête du mouvement de sécession en 1814 : une fois le sort de la Corse scellé, il plaida la cause du ralliement « naturel » des paolistes et des pro-anglais à la Monarchie, sans vraiment convaincre et sans en retirer de profit personnel. D’autres, plus habiles ou qui avaient été moins en vue, réussirent pourtant à s’imposer et à trouver quelque crédit auprès du nouveau régime car c’étaient des personnages puissants et influents et ils bénéficièrent de l’absence d’un véritable parti royaliste dont les principales familles avaient disparu du devant de la scène ou n’avaient plus les moyens de s’y propulser de nouveau. Alors que Colonna d’Istria semble « mieux placé » pour faire carrière et que son nom circule comme candidat officiel, il doit s’effacer devant son collègue Castelli, plus heureux que lui, et devant Andrea Ramolino, au passé bonapartiste notoire, mais homme influent et gage symbolique de ralliement. Simple retard dans l’attente d’une nouvelle promotion ? On pouvait le penser, et pourtant, on apprend à la fin de l’année 1818 que Colonna, jusque-là maintenu au poste de procureur général, est nommé président de chambre à la Cour royale de Nîmes. C’était là le signe d’une rétrogradation manifeste, disons même d’un désaveu du régime à son égard. Cette mesure ouvrait une période de purgatoire, qui, heureusement pour l’intéressé, ne dura pas très longtemps.
Aux origines d’une disgrâce
temporaire
Le procureur Colonna n’avait pas
l’heur de plaire au tout puissant commissaire
Constant qui, à partir de 1817, plus que le préfet, était l’œil du
pouvoir central en Corse, chargé d’établir pour le ministère de l’Intérieur
des rapports réguliers sur « l’état des esprits ». Certes Constant, très
sévère globalement à l’égard des Corses, stigmatisant volontiers leur esprit
de parti et leurs brigues pour les emplois publics, réservait ses flèches
les plus acérées aux membres du parti anglais et il désapprouvait
ouvertement leur progressif retour en grâce ; mais il se défiait de Colonna
d’Istria qu’il trouvait insaisissable et auquel il reprochait implicitement
trop de tiédeur à l’égard du régime et, comme chef du parquet, c’est à dire
représentant du pouvoir, de ne pas suffisamment bien tenir en main une Cour
de justice qui se révélait être un lieu de fronde et d’intrigues. Il lui
reprochait aussi ses « mauvaises
fréquentations », entendons ses relations avec des personnes importantes de
différentes sensibilités politiques mais toutes suspectes (tantôt son
beau-frère Abbatucci alors procureur à Sartène mais suspecté d’être
carbonaro, tantôt des membres du « parti anglais »). Evoquant
l’éventualité de la nomination de Peraldi comme préfet Constant, qui
décidément ne portait pas Colonna dans son coeur parce qu’il voyait en lui
un bonapartiste et même le chef de ce parti, écrivait dans son rapport de
1817 :
« On parle beaucoup de M. Peraldi pour une nomination à la préfecture d’Ajaccio. Ce serait une véritable calamité ; les réactions renaîtraient ! Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’il est à la fois le chef du parti anglais et l’intime ami du chef du parti bonapartiste, M. le procureur général Colonna d’Istria ; ainsi M Colonna d’Istria serait le vice-roi car il gouverne la Cour, le gouverneur et il gouvernerait le préfet. »22
Et, dans ce même rapport, Constant écrivait,
au nom de la francisation des fonctions de responsabilité, une obsession
pour le commissaire, persuadé que, pour que la Corse soit bien administrée,
il ne fallait nommer aux emplois que des continentaux :
« Pour compléter la régénération de l’autorité
judiciaire, il faudrait faire permuter le procureur général M.
Colonna d’Istria avec un de
ses confrères des départements du nord, et mettre à la retraite des
conseillers infirmes et leur donner pour successeurs des Français.»
L’année suivante, le fameux procès Viterbi qui
secoua la Corse et agita l’opinion publique allait être fatal à Colonna qui,
directement concerné en tant que procureur général, fut soumis à de fortes
pressions de la part de sa hiérarchie qui voulait faire un exemple en
obtenant la condamnation d’un dangereux « anarchiste ». Quatre ans avant le
spectaculaire suicide de l’accusé, Viterbi était impliqué dans la sanglante
affaire de vendetta qui l’opposait, lui et son fils, aux Frediani et aux
Ceccaldi de Casinca, vendetta qui avait éclaté au début de la Révolution,
qui avait fait des morts des deux cotés mais au cours de laquelle les
Viterbi avaient porté les coups les plus durs à leurs adversaires. Viterbi,
ancien acusateur public au lendemain de la reconquête républicaine et ayant
apparemment profité de sa situation pour nuire à ses adversaires, était
accusé d’avoir récidivé récemment encore lors des Cent jours et du
rassemblement du camp de Bevinco où deux membres de la famille Ceccaldi,
l’oncle et le neveu, avaient été tués par ses partisans dans des
circonstances sur lesquelles toute la lumière n’avait pas été faite. A la
faveur de la Restauration, Andrea Ceccaldi, descendant du général des Corses
de même nom qui avait combattu les Génois mais dont la famille, d’abord
paoliste, avait rallié la Monarchie française et lui était restée fidèle
sous la Révolution, espéra mieux obtenir raison et traduisit à nouveau les
Viterbi en justice. Le procès, très « médiatisé » pour l’époque, était suivi
de près en haut lieu par la Chancellerie, sur la base notamment des rapports
effectués par le commissaire Constant. Autant dire que le procureur Colonna
se trouvait placé sous surveillance. Constant, rendant compte du procès qui
se déroule Bastia, se déclare prêt à dénoncer toute « faiblesse témoignée en
faveur des accusés » et il accueille très mal le verdict d’acquittement. Le
procureur Colonna en fut en partie rendu responsable, d’autant qu’il avait
publiquement déclaré, à la suite de l’énoncé du jugement, qu’aucune charge
sérieuse ne pesait sur l’accusé et que « la mesure était conforme aux
débats . » Ce qui n’était qu’une marque d’intégrité de la part de
l’intéressé fut interprété comme un manque de zèle envers le pouvoir et un
signe de collusion avec l’opposition et Constant ne manqua pas de le
consigner dans son rapport au ministre. Le comble pour Colonna, dont il n’y
avait aucune raison apparente de mettre en cause la neutralité, d’autant que
son positionnement idéologique en aurait plutôt fait un allié des Ceccaldi
qui appartenaient comme lui aux grandes familles royalistes d’Ancien Régime,
fut le rôle suspect aux yeux du régime joué par son beau-frère, Charles
Jacques Pierre Abbatucci, qui gravitait, avec le substitut Arena, dans une
nébuleuse bonapartiste favorable à Jean-Luc Viterbi dont il prendra la
défense comme simple conseiller
à la Cour lors du procès de 1820. L’affaire était connotée politiquement et
tout soutien à l’accusé apparaissait, sans que cela soit dit explicitement,
comme une prise de position libérale contre le retour du despotisme. On
comprend dès lors que Colonna y ait perdu son poste de procureur et qu’il se
soit retrouvé simple président de chambre à la Cour d’Assises de Nîmes, muté
sur le continent, comme l’avait déjà demandé Constant dès 1817 et remplacé
en Corse par le continental Boucher qui devait se signaler par un zèle
particulier à l’égard du régime.
Colonna réhabilité
L’affaire Viterbi connaît le dramatique
épilogue que l’on sait en 1821 avec le suicide du condamné, à l’issue d’un
nouveau procès, mais la roue a tourné, le commissaire Constant n’est plus en
fonction et les autorités locales, préfet en tête, ont changé. Sans qu’on
ait des éléments d’information sur les protections ou les réseaux
d’influence que Colonna dut alors activer pour obtenir réparation, on
apprend qu’en 1823, après cinq ans d’« exil » et de disgrâce, il revient en
Corse et semble aussitôt connaître les faveurs du régime, puisqu’il monte en
grade et devient à cette date président de Cour, un sommet dans la
hiérarchie judiciaire départementale qu’il occupera sans discontinuer durant
plus de trente ans. Nous sommes, à l’échelle nationale, au temps de Villèle
et des ultras qui ont accédé au pouvoir depuis l’attentat du duc de Berry
et, en Corse comme ailleurs sur le continent, les valeurs d’Ancien Régime
sont à nouveau ouvertement célébrées. On a besoin de gens comme Alexandre
Colonna en mesure de donner des garanties au pouvoir et de faire pièce aux
libéraux. Horace Sebastiani en revanche ne jouissait plus de cette
indulgence qui lui avait permis, sous le ministère Decazes, d’obtenir un
mandat de député. Bien en cour et sans doute sur encouragements officiels,
le président Colonna, rentré en grâce, entreprend d’instruire un dossier en
reconnaissance de noblesse et de réparer l’opprobre de la suppression des
titres et privilèges consécutifs à la nuit du 4 août 1789. Le détail des
tractations et le texte réparateur qui rendait à l’intéressé sa noblesse et
son titre de comte figurent en bonne place dans le «livre d’or » des
archives familiales. Dès lors la voie de la réussite semble toute tracée
pour Colonna qui conforte son influence eu sein de la Cour royale de Bastia.
Mais cela ne suffit pas pour le
propulser au premier rang de la scène et son « entrée en politique » tarde
encore. Il est vrai que les places sont rares, chères et disputées… deux
députés seulement pour représenter la Corse, et l’humeur du préfet pèse
lourd dans la désignation du candidat. Colonna n’est toujours pas « choisi »
en vue de la députation en 1824 et ce
sont le sous-préfet de Sartène, Peraldi , et le conservateur des forêts,
Rivarola, qui lui sont préférés pour aller siéger à la « Chambre
retrouvée ». Il semble même, pour des raisons non élucidées, que le préfet
Suleau se soit appliqué, lors du remodelage des liste électorales, à
éliminer de la liste autant les partisans potentiels de Colonna que ceux des
Sebastiani ! On en en vient à 1827 et au
ministère Martignac qui ouvre une nouvelle et brève période libérale qui
permet l’élection de Tiburce Sebastiani et la reconduction de Rivarola.
L’heure de Colonna n’est toujours pas venue et il ne profite pas du retour
des électeurs devant les urnes, à la suite de la dissolution de la Chambre
par Charles X. En 1828 le préfet Lantivy transige ; il tente de
mettre en place Vatismesnil et continue à faire confiance à Rivarola ; ce
dernier « passe » mais l’élection du premier est invalidée et Lantivy ne se
bat pas vraiment pour faire obstacle à la candidature de Sebastiani qui est
élu alors que Colonna, pour la première fois candidat, ne compte que 14 voix
sur son nom et doit même subir l’affront de les voir annuler car le préfet,
qui ne l’aimait pas et qui ne l’avait pas inscrit sur la liste officielle
des éligibles! C’était une entrée en politique plutôt ratée.
Son heure arrive bien tardivement en 1830 lorsque le comte Alexandre se
trouve enfin en position de
candidat du pouvoir à la députation, jouissant ouvertement du soutien du
préfet23,
en un moment de forte tension politique où Charles X et son ministre
Polignac ont, à l’issue de l’adresse des 221, procédé à une nouvelle
dissolution de la Chambre pour contrer la poussée libérale. Colonna d’Istria
est élu le 20 juillet 1830, ainsi que Roger24,
l’autre candidat « officiel », mais ni l’un ni l’autre n’aura la
satisfaction de siéger à la chambre des députés. C’est le moment en effet où
la révolution des Trois glorieuses et les barricades parisiennes emportent à
jamais la famille régnante de la branche aînée des Bourbons. Une fois de
plus les élections sont invalidées et, aux yeux du régime orléaniste qui
s’installe, l’élu malheureux fait l’objet d’une défiance rédhibitoire.
L’étiquette de carliste -comme on dit au lendemain de la Révolution de
Juillet pour désigner les partisans de Charles X- lui collera longtemps à la
peau et le situera durablement dans l’opposition à Louis Philippe… et aux
Sebastiani. Ces derniers en effet sont les grands vainqueurs du changement
politique de 1830 et, en Corse, ils vont se partager le pouvoir avec le
préfet Jourdan, ancien carbonaro rallié qui restera durant près de 15
ans le représentant de l’Etat à la tête du département.
Sous la Monarchie de Juillet
Ce n’est pourtant pas l’acharnement contre la
personne de Colonna d’Istria qui, par son autorité, par sa distinction et
par son entregent, force au respect et à une certaine prudence à son égard,
d’autant que l’homme offre des garanties par son attachement à
Notre personnage se pose alors socialement
parlant. Un « avocat bien connu », au dire de Xavier Versini, sur la base
d’un document dont nous ne disposons pas, le présente comme « un homme d’une
certaine hauteur mais magistrat de mérite, figure imposante et aux
manières pleines de noblesse ». Le même X.Versini nous apprend
qu’il mène un train de vie confortable grâce à un revenu fixe de six mille
francs qui s’ajoutent aux quinze mille francs de traitement, ce qui lui
permet d’entretenir à son service une domesticité composée d’une cuisinière
et de trois servantes. Remarié à Alata avec une Pozzo di Borgo, il continue
à vivre en grande partie à Bastia où l’appellent ses fonctions, tout en
s’occupant de ses biens et de ceux qui lui viennent en dot de sa femme à
Ajaccio et dans les alentours. Notre même source d’information rapporte à
son sujet un trait de comportement d’aristocrate qui ne va pas sans évoquer
des manières d’Ancien Régime :
« Il possédait la propriété du Prato dans les environs d’Ajaccio et l’affermait en 1836 à un certain Caglié. Or il avait fait notifier dans le bail que celui-ci aurait l’obligation de respecter et ne point cueillir les fruits que produira l’oranger existant dans le jardin et connu sous le nom d’oranger du maître, les fruits de cet arbre devant être cueillis par celui ou ceux que Monsieur le comte ou son fondé de pouvoir désigneront. »25
Présent et remarqué au sein de l’élite du temps,
Colonna avait présidé la Société d’instruction publique sous la Restauration
et il continua à se signaler sous la Monarchie de Juillet à l’occasion des
fêtes ou des inaugurations officielles, des séances de rentrée de la Cour,
d’intronisations ou d’éloges funèbres de magistrats. Il lui arriva alors de
délivrer tel message de portée morale ou politique qui trouvait un écho dans
les colonnes de la presse locale et qui n’avait pas toujours l’heur de
plaire au Palais Lantivy. Fort de ses alliances familiales avec les
Abbatucci, les Buttafoco, les Pozzo di Borgo et les Chiappe, insuffisantes
pour le propulser à de hautes fonctions administratives ou politiques comme
préfet ou député, mais propres à faire de lui un personnage influent avec
qui il fallait compter26
Colonna d’Istria occupe une place de premier plan sur la scène publique, au
cœur de cette Cour Royale qui attire les regards et qui devient un lieu de
focalisation de l’opinion publique.
Le monde de la basoche
C’est cette mutation politico-culturelle
typique de la Monarchie de Juillet qui permet de comprendre son
« parcours ». En fait, depuis l’époque napoléonienne, les assemblées
représentatives avaient vu leur rôle diminuer et, sous une autre forme,
cette récession de la pratique démocratique s’accentua sous les monarchies
constitutionnelles. L’instauration, dès la Restauration, d’un système
censitaire drastique -même s’il fut assoupli sous la Monarchie de Juillet-,
accentua la tendance et la vie politique institutionnelle, par rapport à la
période révolutionnaire, perdit un peu plus en animation, ne concernant plus
directement qu’une minorité d’éligibles et d’élus. Certes les débats
pouvaient s’animer à Paris au Palais Bourbon ou à la Chambre des Pairs où
s’exprimaient et s’affrontaient, souvent avec véhémence, les ténors des
principaux courants de pensée politique et la presse nationale, en dehors
des périodes marquées par des poussées de censure, s’en faisait l’écho. Mais
la province s’installait dans un relatif vide politique avec des conseils
généraux et des conseils d’arrondissement qui avaient des pouvoirs
administratifs et financiers mais nullement politiques, comme les états
provinciaux d’Ancien Régime, même si les conditions d’une prise de
conscience des enjeux y étaient meilleures qu’autrefois. De là, comme par
effet de compensation, de vide à combler, ces formes de retour aux pratiques
parlementaires d’Ancien Régime où le judiciaire s’était emparé du politique.
A nouveau les Cours d’Appel, comme autrefois les anciennes Cours
souveraines, prétendaient jouer ce rôle et elles se donnaient des airs de
petits parlements tendant à reconstituer ces corps intermédiaires qui
avaient disparu. Comme autrefois les cours de justice redeviennent des
tribunes où se forge l’opinion publique, d’autant qu’elles sont dotées de
pouvoirs qui touchent directement au politique. Nous l’avons suggéré à
propos de l’affaire Viterbi et du procureur Boucher sous la Restauration27
et cela se reproduit au temps de Louis Philippe où se manifestent encore des
pressions ou des arrières- pensées de nature politique au cours des débats
ou lors des jugements. La Cour n’est-elle pas compétente en matière de
listes électorales qui conditionnent la validité des scrutins ? Ne
connaît-elle pas en la matière des plaintes en première instance ou en appel
émanant des justices de paix ? Déjà en ces temps, le fait de pouvoir compter
sur les juges locaux est un gage important de réussite à divers échelons et,
compte tenu des pressions qui s’exercent et des solidarités de parti,
l’intégrité des juges est régulièrement mise à l’épreuve. Certes ces traits
ne sont pas propres à la Corse, mais sur l’île, en raison de l’importance
particulière des brigues électorales, des intérêts familiaux ou
clientélaires, de l’importance des réseaux ou encore de la course permanente
aux emplois, « le politique » trouve là un terrain d’élection. Dans le
cadre d’un calendrier restreint à l’élection périodique des députés, ce qui,
nous l’avons dit, n’était pratiquement le fait que d’une infime minorité de
citoyens, l’espace public de débat tend à se reporter sur les Cours d’appel
ou d’assises départementales où siégent les magistrats et autour desquelles
s’anime le petit monde de la basoche, celui des procureurs, des avocats et
des conseillers, éléments les plus politisés de la société. Dans ce
monde de l’hermine et de la toge, la vie publique est permanente ou
sous-jacente. Il n’est qu’à lire les discours de rentrée prononcés par les
procureurs ou les présidents pour voir qu’on n’y échappe pas, avec cette
impression de déjà vu qui renvoie aux chambres d’ancien régime alors que les
parlementaires ne manquaient pas d’adresser leurs remontrances au roi.
Inversement, et cela a joué contre Cabet et provoqué sa destitution28,
les tentatives de mise au pas de la part du pouvoir ou de participation
forcée à des manifestations officielles (cérémonies, fêtes, célébrations,
inaugurations) marquent le champ d’action du pouvoir en place pour contrôler
l’institution.
La cristallisation du politique sur le pouvoir
judiciaire passe par la multiplication de
factums
que les plaignants ou leurs avocats
adressent régulièrement aux juges et aux procureurs, aux présidents de Cour
et directement parfois au Garde des Sceaux, à la Chambre des députés ou à la
Chambre des Pairs, aux gens influents du moment pour faire avancer leurs
affaires et il est fréquent dans ces conditions que l’argumentation déborde
sur le politique comme l’a mis en lumière le procureur général Mottet[29,
fin observateur des moeurs judiciaires de l’époque en Corse. Un président de
Cour qui fait l’objet de sollicitations, de pressions, est amené à rendre
des services et à intervenir partout. Il est,
comme un simple président de chambre, dans l’œil du cyclone politique, au
coeur des intrigues, des cabales et
des brigues qui débordent des murs du palais de Justice. Echaudé
peut-être par sa malheureuse expérience de 1818, Colonna d’Istria a su, par
sa connaissance du milieu, par son autorité et souvent par son action de
pacere, « faiseur de paix », traverser les épreuves, surmonter ces
aléas, participer à diverses combinazioni sur le terrain électoral et
« durer ». Figure d’opposant au régime mais sous une forme plus passéiste
que progressiste, Colonna bénéficie du fait que le temps passant, pour le
pouvoir en place, le péril est à gauche plus qu’à droite et que, somme
toute, il n’est pas considéré comme dangereux. Son habileté et son
tempérament prudemment frondeur et pas du tout sectaire font que, tout en
étant « rebelle », il sait rester dans les limites d’une opposition
raisonnable. Alors que les procureurs généraux font figure de gardiens du
temple, responsables de la bonne marche de l’ordre public, Colonna sait
jouer de leurs velléités d’indépendance et il entretient de bons rapports
avec Cabet et aussi bien avec Mottet et Chaix, il est vrai tous trois, à un
moment, en indélicatesse avec le pouvoir en raison de leurs fortes
personnalités. Les relations ont été moins bonnes avec le préfet Jourdan
qui, ancien carbonaro, a gardé une répulsion instinctive à l’égard de
ces « aristocrates » qui fleurent bon l’Ancien régime. Ce préfet autoritaire
pestait sans cesse contre les intrigues qui se nouaient à la Cour d’Appel et
il condamnait « la funeste et à jamais déplorable inamovibilité des juges ».
Lorsque Jourdan s’en prend à Mottet ou à Chaix, il leur reproche
régulièrement les bons rapports qu’ils entretiennent avec le président
Colonna, sa bête noire. Quant aux conseillers qui gravitent au sein de la
Cour de justice, le président est régulièrement amené à arbitrer entre eux,
qu’ils soient du parti constitutionnel comme Pio Casale, proche des
Sebastiani et de Limperani, de velléité bonapartiste comme Xavier Casabianca,
descendant du sénateur-comte Raphaël, son principal rival qui n’en
prononcera pas moins son éloge funèbre, opportuniste comme Jacques Jérome
Gavini ou républicains carbonari avec une connotation corsiste avant
la lettre, comme Joseph Marie Giacobbi ou le fameux Paglietta, l’ex-avocat
Gaffory de Corte, ennemi juré du préfet Jourdan. Sans jamais rompre le
contact, le président Colonna entretient des relations avec eux , de
préférence sur le dos du régime.
Alexandre Ignace et la politique
Reprenons, pour éclairer ces propos d’ordre
général, le fil du parcours politique de
Colonna d’Istria sous la Monarchie de Juillet.
Invalidé en
1830, le président ne se représente pas
à sa succession en novembre 1830 lorsque, à la faveur du changement de
régime, c’est son beau-frère, Jacques-Pierre Charles Abbatucci, qui est élu
député, grâce à l’appui des frères Sebastiani, Horace et Tiburce qui vont
imprimer leur marque sur la vie politique insulaire où, durant plus de
quinze ans, rien d’important ne se fera sans eux. Horace a dû par ailleurs
user de son influence pour permettre la promotion d’Abbatucci au rang de
président de Chambre, accélérant ainsi sa remarquable carrière de magistrat
qui culminera sous Napoléon III avec l’obtention de la charge suprême de
Garde des Sceaux. On pourrait croire, au lendemain des Trois glorieuses, à
l’avènement du libéralisme qu’incarne le compagnon de route d’Odilon Barrot
avec une touche de bonapartisme qui est dans l’air du temps. Il n’en est
rien car la rupture intervient dès l’année suivante entre les deux hommes,
avant même que le parti de la résistance avec Casimir Périer ne l’emporte
sur celui du mouvement de Laffite. Exit Abbatucci comme un des représentants
de la Corse30,
mais il se fera plus tard élire à Orléans et se montrera actif dans le
courant de l’opposition dynastique tout le temps de la monarchie de Juillet,
jusqu’à la campagne des banquets. On peut se demander si le bref temps de
faveur dont a joui Abbatucci auprès du nouveau gouvernement n’a pas permis,
en raison des liens étroits de parenté qui unissaient les deux personnages,
d’éviter à Colonna d’Istria un plus grand discrédit que celui de la perte
d’un mandat national , longtemps brigué et jamais vraiment obtenu. Le fait
est que le président ne fut pas inquiété dans sa fonction et que le
procureur général nommé par le nouveau régime, Cabet, futur auteur de
l’Utopie, invité à établir un rapport sur les magistrats du point de vue
de leur moralité, de leur compétence et de leur état d’esprit (entendons
leur opinion politique) ménage le Premier président auquel il reconnaît même
des qualités.
Sans vraiment susciter d’hostilité ouverte de
la part du préfet Jourdan qui tend à minimiser le danger carliste et à
grossir plutôt celui des carbonari, le comte Alexandre n’est pas en
odeur de sainteté et il est régulièrement accusé de favoriser des intrigues
anti-gouvernementales au sein de la Cour de justice. On lui prête des
intentions politiques qu’il serait prêt à assumer lui-même ou, en usant de
son autorité, à faire endosser par d’autres opposants. Placé par sa fonction
en position d’acteur mais aussi d’arbitre au sein de ce petit monde de la
basoche qui grouille d’ambitions, il est toujours au courant des intrigues
qui se nouent, appelé à donner son avis, à arbitrer les conflits, à
prodiguer ses encouragements ou à dresser des obstacles envers les intrus.
Sollicité par ses pairs en 1834, il se présente à nouveau à la députation
dans la circonscription d’Ajaccio, alors qu’il réside à Bastia où il exerce
ses fonctions à la Cour d’Appel. Il jouit encore du soutien de son
« parent » Abbatucci, bien que les deux hommes ne partagent pas les mêmes
idées. Leur hostilité commune aux Sebastiani les rapproche et on voit
Abbatucci se plaindre ouvertement à Odilon Barrot des irrégularités qui
entachent le scrutin et empêchent l’élection de son beau-frère. L’affaire
avait pourtant été bien montée et le premier Président avait rassemblé sur
son nom les opposants de divers bords allant des légitimistes comme le
payeur général Felix Pozzo di Borgo, neveu de Charles qui avait toujours l’oeil
alors sur ce qui se passait en Corse, le liberal Abbatucci, nous l’avons
dit, et le bonapartiste Arrighi duc de Padoue. Le préfet Jourdan ne manqua
pas de ricaner sur cet échec et de se gausser du comte Alexandre dont il
n’appréciait pas « les bonnes manières » lui qui, carbonaro, bien
qu’en voie de repentance, honnissait « les aristocrates ». Il s’engagea
personnellement pour faire échec à Colonna d’Istria : « l’élection des
Sebastiani était assurée et elle n’a même pas été contestée le jour
du scrutin... Colonna a dû retirer sa candidature et, ajoute-t-il
malicieusement, l’influence de l’administration n’a pas été étrangère à
cette résolution !» et de préciser encore : «J’avais pendant ma dernière
tournée à Sartène obtenu la promesse formelle de plusieurs amis, de quelques
parents mêmes de M. le premier Président qu’ils voteraient en faveur de M
Sebastiani. M. le président leur réclama leur concours, ils répondirent
qu’entre l’honneur et leurs affections le choix n’était pas douteux et
qu’une administration qui avait droit à leur reconnaissance pouvait compter
sur les suffrages qu’ils lui avaient promis. Colonna se désista. »
Décidément il n’avait pas fallu attendre le second Empire pour voir
s’instaurer les pratiques liées à la candidature officielle ! Il était dès
lors difficile de se frayer une voie sur le
terrain politique face à la toute puissance des Sebastiani et du préfet
Jourdan qui tenaient bien en main le pays légal. Le président Colonna d’Istria
en faisait une nouvelle fois la dure expérience.
Le cas le plus emblématique de la complexité et
des subtilités de ces situations électorales se présente en
1837 où
Colonna est encore à la manoeuvre en novembre
comme candidat sous une
étiquette plus nettement prononcée légitimiste si l’on en croit les faveurs
dont il jouit dans les colonnes de la Gazette du Midi et, sur place,
plus nettement qu’en 1834, l’appui du réseau des Pozzo di Borgo, ce qui ne
l’empêche pas de conserver le soutien des « amis » dont celui, toujours
extérieur certes, de son beau-frère Abbatucci. Cette fois Colonna menace
Sebastiani, au point que Tiburce demande un temps à Limperani, sûr de son
affaire dans la circonscription du Nord, de céder la place à son frère
Horace qui risque d’être battu dans celle d’Ajaccio. D’ultimes pressions
exercées sur le corps électoral restreint à moins de cent cinquante
personnes jouissant du cens nécessaire, toujours avec l’active participation
du préfet, permettent un redressement de la situation pour Horace qui
est élu par 82 voix contre 61 à Colonna d’Istria….
mais l’élection est invalidé ! Prenant à parti le président Colonna à la
suite de cette invalidation, Limperani déclarera à la Chambre des députés :
« Depuis 10 ans il n’y a pas eu une seule élection où le premier
président (Colonna) de la Cour Royale ne se soit présenté pour soutenir des
intérêts et opinions contraires aux nôtres et à côté du Premier président se
trouve un procureur général. » Pourtant, lorsque se refont les élections,
l’année suivante, ce n’est plus Colonna qui est le mieux placé pour
affronter le puissant clan Sebastiani car de nouvelles intrigues se sont
nouées et le premier Président doit accepter de s’effacer devant Xavier de
Casabianca, petit-neveu du général comte Raphaël Casabianca détenteur sous
l’Empire de la sénatorerie de Corse, son collègue magistrat mais aussi son
rival : les deux hommes ne s’aiment guère, le premier assumant son étiquette
légitimiste, l’autre, promu à un plus bel avenir politique, s’affichant
alors comme bonaparto-républicain ! On sait ce qu’il advint de ce
fameux scrutin de 1838 qui vit l’élection posthume de Pascal Paoli, fruit de
la combinazione de l’avocat François Gaffory de Corte, dit Paglietta,
manoeuvre de tergiversation de dernier moment pour obtenir un nouveau report
de l’élection. C’en était trop pour le premier Président qui ne put
immédiatement refaire surface sur le terrain politique !
Colonna se présentera encore mais échouera toujours, se cantonnant dès lors dans le rôle d’un homme de l’ombre, influent certes, mais mal placé pour jouer les premiers rôles car il continue à faire figure d’homme du passé. Le préfet Jourdan, toujours en poste en 1841, continue à jeter le discrédit sur sa personne. Dans un rapport au ministre de l’Intérieur il reconnaît que c’est un personnage « important » mais, pour mieux le discréditer, il le qualifie de « premier Président, candidat ordinaire à la députation du parti légitimo-bonaparto-russo-anglo-républicain [qui] ne peut pas être dans des dispositions favorables envers une administration qui a toujours fait échouer sa candidature ». En 1842, à l’approche du scrutin, le même Jourdan écrit dans un rapport adressé au ministre sur l’état de l’opinion et de l’esprit public en Corse qu’il faut à nouveau s’attendre à ce que dans la circonscription du Sud l’opposition ait pour candidat « M. le comte Colonna d’Istria, premier président de la Cour royale de Bastia ou M. Abbatucci président de Chambre de la Cour royale d’Orléans et député actuel de toutes les oppositions du Loiret », mais il n’est pas inquiet outre mesure. Continuant à tirer les ficelles sur le terrain électoral, secondant fidèlement les Sebastiani, Jourdan est alors plus soucieux de la situation dans la circonscription du nord du département où il fait tout pour « éloigner le plus vite possible » de Corse le procureur Chaix et mettre sur la touche le pourtant fidèle Joseph Limperani qui ne semble pas faire le poids face à son concurrent Agénor de Gasparin, qualifié par le préfet comme « énergiquement dévoué à nos institutions et à notre auguste dynastie, fidèle et courageux et auquel tous les constitutionnels se grouperaient en masse ». C’est là, conclut Jourdan « la combinaison que je propose et à laquelle j’ai longuement réfléchi » et il n’y a toujours pas là de voie de succès possible pour le malheureux candidat Colonna !
En avançant dans le temps, le régime accuse les faiblesses que l’on sait
dans les temps qui précèdent
[1] Origine et descendance de la famille Colonna d’Istria, Colonna, Edition, 2008.
[2] Xavier Versini,
[3] Idem, La vie quotidienne en Corse au temps de Mérimée, Paris, Hachette, 1979.
[4] Cf. arbre généalogique pour les ascendants dont le grand père paternel Francesco Maria Istria né en 1669 et lui même fils de Mco Giuseppe Istria, ce qui renvoie à l’époque génoise et aux seigneurs du fief d’Istria.
[5] On se souvient cependant du séjour de Paoli à la maison des Colonna d’Istria à Sollacaro où il reçut Boswell.
[6] Doléances du fief d’Istria in « Cahiers de doléances des Corses en 1730 », BSSHNC, 1974.
[7] La noblesse de race est celle « dont le commencement est inconnu » et qui ne procède pas du pouvoir régalien. Elle diffère des familles anoblies par lettres du souverain et de la noblesse de mérite concédée pour bons et loyaux services, notamment pour le service des armes, comme ce fut le cas pour Mathieu Buttafoco.
[8] Op. cit., Origine et descendance….
[9] Dans le texte: « l’ancienne maison des Colonne ainsi que la famille de son maître (qui) était tombée dans une grande décadence », p 292. (édition Lafitte).
[10] On
peut rapprocher de ce trait le cas d’un des premiers généraux des Corses
en 1731, Andrea Ceccaldi de Vescovato. Il prétendait descendre d’Ugo
Colonna et accola ce nom à son patronyme. C’est différent des Ornano qui
portaient alors depuis longtemps le nom de Colonna. Parmi d’autres
familles qui affichèrent la même prétention à divers moments, relevons
les Colonna Anfriani de Montemaggiore reconnus nobles en 1771, les
Colonna Bozzi, les Colonna Ceccaldi d’Evisa/Calvi reconnus nobles, les
Colonna de Cesari Rocca descendants des seigneurs de
[11] Pascal Paoli, un peu plus tard, sera témoin de scènes analogues à Bastia à la suite du débarquement à Saint-Florent d’une deuxième vague de Marseillais qui s’est dirigé vers la préside où elle s’adonna à des excès du même nature qu’à Ajaccio, là aussi entraînant mort d’hommes.
[12] Il se retrouva sous-préfet sur le continent sous l’Empire. Son fils fut polytechnicien et ancien officier d’ordonnance de Napoléon.
[13]
[14] La question n’est pas vaine et dans les annales de la marine on a conservé le souvenir de « la bataille de Sagone » en 1811.
[15] Ajaccio vendicata dall’accusa di cospirazione contro l’impero francese nel 1809, del conte Alessandro Colonna d’istria, Bastia, Fabiani, 1860.
[16] Ajaccio vndicata, p 249.
[17] « comme l’acide qui brûle quand on le
touche », Ajaccio vendicata, p
203.
[18] Par Renucci (Storia di Corsica),
Vérard (
[19] Dans un livre
récent, Pierre Serna est revenu sur le thème des Girouettes
particulièrement lors du passage de l’Empire à
[21]
Décision de la convention du 23 avril 1814 qui garantissait à
[22] Rapports du commissaire Constant, Archives Nationales, F7 9645.
[23] Lettre du
baron d’Angelier du 11 juin 1830 aux
sous préfets « …Je vous dis cela afin que vous usiez auprès des
électeurs de votre arrondissement de toute votre influence pour appuyer
sa candidature », AD Corse-du-Sud,
3M 24.
[26] Surtout en raison de son réseau familial. Il était beau-frère d’Abbatucci tandis qu’une autre de ses soeurs avait épousé Simone de Buttafoco. Son frère était conseiller à la même Cour de Bastia et son gendre avocat plaidait devant lui et on prétendait que la situation du premier président influait sur sa clientèle. Nous avons évoqué son épouse Maria Cecilia née Chiappe mais, en secondes noces, il épousa Marie Madeleine Pozzo di Borgo d’Alata.
[27] F. Pomponi, « La voie corse du
passage du carbonarisme napolitain à
[28] Michèle Sacquin Moulin,
[29] Auteur d’un rapport fameux sur
[30] Battu par Tiburce Sebastiani en dépit de l’appui des bonapartistes. Dès lors non reconduit comme candidat officiel en Corse.