UN ÉPISODE

DE LA GUERRE ENTRE GÊNES ET ARAGON AU XVe SIÈCLE

VINCENTELLO  D'ISTRIA

 

Dans l'histoire de notre Corse il n'y a pas une époque qui ait été plus troublée et plus sanglante que le commencement du XVe siècle. Jamais les seigneurs qui constituaient la féodalité arrogante et prétentieuse de l'île n'intriguèrent davantage et ne changèrent plus facilement de parti. La République de Gênes qui, depuis deux siècles déjà cherchait à y établir son hégémonie, trouvait dans cette noblesse des partisans intéressés qui par haine ou par jalousie du voisin se constituaient ses alliés, trahissaient la cause de l'indépendance et aidaient à  la dévastation de leur patrie commune. Jusqu'ici les Génois s'étaient toujours heurtés à quelque baron puissant ou populaire qui pour son propre compte ou pour celui des états méditerranéens, Pise, Rome ou Aragon, avait réussi à fonder une domination éphémère dont la chute n'avait fait qu'augmenter le trouble. Le dernier de ces condottieri « qui devint si grand et se fit un nom impérissable (1) »  fut Vincentello d'Istria. Avec

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(1) Filippini. Trad. LETTERON.

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lui, de 1408 à 1434, la République faillit vraiment perdre la Corse. Il mit en présence les forces redoutables et contraires de la féodalité et du peuple et celles des deux grandes puissances commerciales de cette époque : Gênes et Aragon. Son histoire présenta à la fois le caractère d'une rivalité de famille, d'un conflit de classes et  d’une lutte économique. Tous les éléments de désordre qui s'étaient multipliés depuis le Xe siècle dans l'île entrèrent en scène, se mêlèrent aux grandes questions de la politique européenne et donnèrent à cette période (1) un intérêt à la fois régional et méditerranéen.

 

Il faut connaître en effet la situation de cette malheureuse île qui par sa position devait attirer les convoitises des états européens. Depuis la défaite navale des Pisans à la Méloria en 1284 et la mort de Giudice de Cinarca leur lieutenant en Corse, en 1331, leur domination avait très rapidement disparu et ils avaient fini  par céder tous leurs droits aux Génois. Maîtres de Bonifacio depuis 1195 et, depuis 1278, de Calvi, dont la, fidélité allait être inébranlable, ceux-ci avaient essayé d'occuper la Corse qui était nécessaire à leur empire

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(1) L'étude de cette période peut être entreprise maintenant que la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse a publié le manuscrit original de la Chronique de Giovanni della Grossa. Cet écrivain a exercé pendant la première moitié du XVe siècle les fonctions de notaire officiel auprès des plus grands personnages de l'île ; il a été intimement mêlé aux événements qu'il raconte avec une naïveté et une franchise qui éclatent à chaque ligne, une précision que nous révèlent les dates multiples de son récit. Il nous a permis d'élucider beaucoup de faits restés obscurs dans l'histoire dite de Filippini et en présence de cet autre chroniqueur que nous appelons Pierre Cyrnée et dont le récit est souvent un tissu de fables sans authenticité  et sans documentation. Giovanni deviendra la source la plus sure et la  plus fidèle que nous ayons pour cette époque. Tous les historiens qui en ont parlé, depuis le XVe jusqu'au XVIIIe siècle, l’ont copié ou reproduit. Comme le dit le général Assereto dans son ouvrage « Genova e la Corsica », quiconque s'occupera de la Corse devra témoigner sa reconnaissance à la Société des Sciences Historiques de la Corse et à son président qui ont publié cette chronique.

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commercial. Mais ils avaient toujours rencontré la vive résistance de quelque seigneur, descendant de Giudice de Cinarca (1) et n'avaient jamais été reconnus comme des maîtres par les insulaires, lorsque Boniface VIII s'avisa de faire valoir les droits que la papauté tenait des Carolingiens en donnant, à titre de vassal de l'Eglise, l'investiture de la Corse et de la Sardaigne à Jacques, roi d'Aragon (1296).

Depuis cette époque Génois et Aragonais s'étaient disputé la possession de l'île et la guerre était d'autant plus dangereuse pour la République que leurs rivaux s'étaient emparés de la Sardaigne, dès le début du XIVe siècle. Jusque vers 1430, les hostilités semblent suspendues ; elles reprennent après cette date. Le roi dom Pierre d'Aragon devient l'allié des familles seigneuriales de la Cinarca qui s'offrent à  lui, tandis qu'en 1358 la partie nord-est de la Corse se donne à Gênes (2). Toutefois ni l'une ni l'autre de ces deux puissances ne réussissent à s'imposer aux habitants de l'au delà des monts (partie sud) : la guerre entre les seigneurs est à l'état endémique ; les de la Rocca et les d'Istria mettent la contrée à feu et à, sang. Dans l'en deçà (partie nord) la querelle des Cagionacci et des Ristagnacci divise le peuple en deux factions dont les excès sont dignes de la féodalité. Au milieu de ce désordre une hérésie, dite des Giovannali, prend naissance dans la piève d'Alesani. C'est une sorte de communisme religieux qui prétend remédier aux maux de la guerre civile et contre laquelle le  pape dut prêcher une véritable croisade. Les hérétiques furent exterminés après une lutte qui mit le comble à l'anarchie,

(1) Sinucello de la Rocca. Surnommé Giudice, fut envoyé par les pisans pour lutter contre les Génois, Après de nombreux succès, il fut livré par trahison à  ses ennemis et, transporté à  Gènes, il y  mourut en 1331. Les principales familles de la partie méridionale de l'île, les d'Istria, les de la Rocca, les d'Ornano, les Bozzi, les d'Atallà, les de Lecca, se prétendaient issues de ce célèbre personnage.

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(2) Le général Assereto s'est rallié à cette date qui paraît convaincante, (Ouvrage cité).

 

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Gênes, occupée sur d'autres champs de bataille, obligée de résister à Milan, à Venise et au roi de Chypre, se sentait incapable d'assurer l'ordre. Désireuse de conserver cependant ses droits de souveraineté sur un peuple qui l’avait récemment choisie pour suzeraine, elle résolut de confier la conquête et le gouvernement de l'île à quelques-uns de ses citoyens auxquels elle céda ses droits. En 1378 ceux-ci, au nombre de six formèrent la société de la Maona qui eut pour objet l'exploitation des insulaires et l'enrichissement des associés. Ils ne pouvaient pas réussir dans une entreprise où leur patrie avait échoué. Ils se ruinèrent en effet pendant que Gènes, déchirée par les partis guelfe et gibelin, subissait une dizaine de révolutions et finissait par se donner au roi de France, Charles VI. C'est alors que Leonello Lomellino, un des membres de la Maona, sollicita et obtint du gouverneur français Boucicaut l'investiture du comté de Corse pour qu'il put réparer son échec et se dédommager des dépenses effectuées une vingtaine d'années auparavant.

 

La situation de la Corse était alors plus déplorable que jamais. Au point de vue territorial elle se divisait en 4 régions : d'une part le Cap Corse soumis à l'autorité des seigneurs de Nonza, de Brando et de San Colombano, vassaux de Gênes ; de l'autre, les villes de Bonifacio et de Calvi, occupées par la République depuis bientôt deux siècles et gouvernées par des magistrats envoyés chaque année par elle ; puis la région de l'au delà des Monts (Ajaccio et Sartène) partagée entre les seigneurs originaires de Cinarca et enfin dans l'en deçà, la Terre des Communes, comprise dans un vaste triangle dont les sommets étaient marqués par Calvi, l'embouchure de la Solenzara et Brando. Depuis la domination des Pisans, cette région avait adopté certaines institutions démocratiques qui s'étaient conservées malgré toutes les révolutions. Dans chaque paroisse était un podestat, assisté de Pères de la Commune qui adminis-


 

 

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traient la communauté en piève. Il semble (1) même que les pièves aient été groupées en neuf circonscriptions dont chacune était gouvernée par un gonfalonier, tandis que deux vicaires étaient désignés comme magistrats suprêmes de toute la contrée. L'institution des caporaux, dont l'origine est encore obscure, remonte au moins au XIIIe siècle ; ces magistrats, chargés de défendre les intérêts du peuple, devaient oublier leurs fonctions et  former au XVe siècle une petite noblesse aussi orgueilleuse et turbulente que celle des barons méridionaux (2). La révolution de 1358, dite Temps de la Commune, dut être faite contre eux autant que contre la féodalité de la Cinarca ou du Cap (3) ; ils ne disparurent pas et nous les retrouverons avec Vincentello.

C'est surtout dans l'au delà des monts que l'anarchie féodale causait les plus grands ravages. Ici pas d'institutions démocratiques, mais une multitude de gentilshommes à côté des grands feudataires. Quiconque se sentait assez fort pour construire un château soumettait à sa tyrannie les populations les plus voisines, en se recommandant de quelque grand personnage. Le régime féodal, comme on l'a dit, devait être en Corse plus insupportable encore que partout ailleurs ; il n'y avait aucun suzerain assez puissant pour faire sentir son autorité, aucun centre de culture capable d'adoucir les mœurs de ces tyranneaux aussi grossiers et incultes que possible. Leur existence était remplie de ruines, de trahisons et de crimes ; leur ignorance était si grande qu'en 1331 le pape les exhortait à faire instruire leurs enfants et à corriger leur conduite. En d'autres temps l'influence de l'Eglise aurait peut-être adouci cette barbarie, mais au XVe siècle l'éloignement de la papauté cap-

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(1) Cf. Assereto : Genova e la Corsica, p. 180.

(2) C'est peut-être à  eux que fait allusion Giovanni, lorsqu'il dit : « Molti gentiluomini de li grandi dominavano dove loro  si trovavano che non erano di signori ... »

(3) Quelli popoli di Marana e del dominio di Ii Cortinchi si unirono .. insieme e fecero per suo capitano a Sambuquero da Lando.

 

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tive à Avignon de son luxe et des rois de France, puis le grand schisme avait laissé les clercs sans direction. Les évêques comme les abbés avaient souvent contracté les mœurs de la féodalité laïque. En Corse les dignitaires ecclésiastiques même étrangers, quand ils n'étaient pas absents de leur siège, prenaient presque toujours parti dans les querelles politiques. La rivalité des Guelfe et des Gibelins avait été ici d'autant plus violente que certains prélats étaient suffragants de Gênes et les autres de Pise. Depuis que celle-ci vaincue avait renoncé à  l'île, c'est entre l'Aragon et la République ligurienne qu'au XIVe siècle les hostilités avaient continué et entraîné dans la mêlée le clergé insulaire. An commencement du XVe siècle la guerre, un moment calmée, allait recommencer entre ces deux puissances et la Cor­se entière, attirée par l'une ou par l'autre, devait être livrée au pillage et à la dévastation.

Pour le royaume d'Aragon en effet les affaires de Corse se rattachent à un plan remarquable de conquête dont le but était la formation d'un empire espagnol dans tant le bassin occidental de la  Méditerranée. Il n'y avait pas d'ans la péninsule ibérique d'état plus prospère et plus puissant. Depuis sa fondation au XIe siècle, il n’avait pas cessé de faire de grands progrès. Si les luttes de parti et les guerres civiles n'y étaient pas plus inconnues qu'en Castille, les pays catalans et aragonais trouvèrent facilement, grâce à leur sens politique, un modus vivendi acceptable qui fit régner l'ordre dans le pays. Ils étaient du reste tenus à beaucoup de prudence politique et intéressés à ce que l'accord régnât entre eux, car la domination musulmane menaçait leur indépendance et les invasions continuelles venues d'Afrique aux XIe, et XIIe siècles réconciliaient obligatoirement les différentes classes de la population chrétienne. L'Aragon eut en outre la chance de posséder du XIIIe au XVe siècle un certain nombre de rois habiles qui facilitèrent ses succès.

La situation intérieure était supérieure à celle de

 

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beaucoup d’états à cette époque. La nécessité pour les trois ordres de lutter de concert contre le danger musulman avait créé une noblesse fière et turbulente, éprise de liberté, toujours prête aux expéditions lointaines de Corse et de Sicile. A ces croisades nationales  le clergé avait gagné une richesse et une puissance plus grandes que partout ailleurs ; il avait prêché contre l’infidèle une guerre sans trêve ni merci, enrôlé à sa suite toute la population et ce rôle national l’avait rendu très populaire. D’autre part la bourgeoisie et le Tiers, qui avaient fourni les milices urbaines, avaient été favorisés. Au fur et à mesure que la conquête avançait, ils fondaient des villes qui jouissaient de libertés étendues ou Cummunidales, et avaient leurs alcades justiciers, leurs corregidors et leurs fédérations ou Hermandad. Un conseil municipal ou Junte dirigeait les affaires de la cité. Cet ensemble de droits et de privilèges appelés « fueros »donnait à la classe inférieure une indépendance qu’on ne retrouve dans un aucun autre pays. L’Aragon posséda un fuero général, plus libéral que la charte anglaise ; il eut ses Cortes ou assemblées des délégués de la nation qui réunis tous les deux ans votaient les subsides après avoir obtenu le redressement de tous les griefs. L’arbitraire royal était énergiquement combattu ; le principe ne pouvait ni proroger ni dissoudre les députés. Il les présidait, mais ses propositions n’étaient admises qu’à l’unanimité des voix comme cela se pratiquait en Pologne avec le liberum veto.son autorité était limitée par une magistrature particulière dite du Grand Justicier, inviolable et inamovible, qui défendit la légalité contre le bon plaisir monarchique et put même faire appel à l’insurrection.

Cette liberté excessive tenait la prérogative royale enfermée dans d’étroites limites (1). Sans doute faut-il

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(1) A son avènement le roi d’Aragon prêtait entre les mains du Justicier le serment original  de respecter les privilèges de son royaume. Le Justicier à son tour y répondait de cette manière : « Nous qui séparés valons autant que vous et qui réunis pouvons bien d’avantage, nous vous faisons roi à condition que vous respecterez nos fueros, sinon non. »

 

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dans ce fait l’explication de la sympathie que la noblesse Corse indisciplinée et férue d’indépendance manifesta toujours pour le roi d’Aragon, suzerain trop éloigné pour être redoutable ; mais il ne faut pas oublier que dans ce pays très catholique le souverain avait un caractère religieux qui servait de lien avec ses sujets et quand il avait quelque valeur personnelle, comme cela se produisit fréquemment, il exerçait une réelle prépondérance. Ce sont les princes eux-mêmes qui contribuèrent le plus à la rédaction de ce code de législation dit de Huesca qui, en 1404, comprenait plus de 700 lois rédigées en quinze livres et c'est par la connaissance exacte de leurs droits réciproques que le roi et ses sujets vivaient en bon accord.

Aussi comprend-on l'extension territoriale de ce royaume qui, déjà agrandi du comté de Valence en 1137, s'était accru de celui de Barcelone, où la liberté était plus grande encore que dans l'Aragon et en 1291 de la Sicile. Un de ses rois avait même forcé les Génois à se reconnaître vassaux pour la Corse que le pape venait de lui donner en fief ; en 1315 il avait conquis la Sardaigne et un peu plus tard les Baléares. La couronne aragonaise passa en 1411 dans la famille des princes de Castille dont l'infant réunit alors un tiers de l'Espagne continentale et domina sur tout le bassin occidental de la Méditerranée. Sa fortune politique n'avait d'égale que sa prospérité économique. Dès le XIIIe siècle Barcelone était devenue un grand port de commerce. Elle avait fait coordonner les coutumes nautiques de la Méditerranée et du Levant dans un livre devenu célèbre : le livre du Consulat de la mer. Le code fut adopté par  presque toutes les nations maritimes de cette Méditerranée ; il y fut considéré comme la loi par excellence, an même titre que les Rôles d'Oléron dans l'Atlantique.

Au XVe siècle Barcelone est l’un  des plus grands entrepôts de l'Europe. Avec son arsenal magnifique, son port fortifié, ses chantiers de construction, ses magasins, son consulat, sa banque, la ville peut rivaliser avec

 

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avec beaucoup d’états à cette époque. La nécessité pour les trois ordres de lutter de concert contre le danger musulman avait créé une noblesse fière et turbulente, éprise de liberté, toujours prête aux expéditions lointaines de Corse et de Sicile. A ces croisades nationales le clergé avait gagné une richesse et une puissance plus grandes que partout ailleurs ; il avait prêché contre l'infidèle une guerre sans trêve ni merci, enrôlé à sa suite toute la  population et ce rôle national l'avait rendu très populaire. D'autre part la bourgeoisie et le Tiers, qui avaient fourni les milices urbaines, avaient été favorisées. Au fur et à mesure que la conquête avançait, ils fondaient des villes qui Jouissaient de libertés étendues ou Communidades, et avaient leurs alcades justiciers, leurs corregidors et leurs fédérations ou Hermandad. Un conseil municipal ou Junte dirigeait les affaires de la  cité. Cet ensemble de  droits et de privilèges appelés  « fueros » donnait à la classe inférieure une indépendance' qu'on ne retrouve dans aucun autre pays. L'Aragon posséda un fuero général, plus libéral que la grande charte anglaise ; il eut ses Cortés ou assemblée des délégués de la nation qui réunis tous les deux ans votaient les subsides après avoir obtenu le redressement de tous les griefs. L'arbitraire royal était énergiquement combattu ;  le prince ne pouvait ni proroger ni dissoudre les députés. Il les présidait, mais ses propositions n'étaient admises qu'à l'unanimité des voix comme cela se pratiquait en Pologne avec le liberum veto. Son autorité était limitée par une magistrature particulière dite du Grand Justicier, inviolable et inamovible, qui défendit la légalité contre le bon plaisir monarchique et put même faire appel à l'insurrection.

 

Cette liberté excessive tenait la prérogative royale enfermée dans d'étroites limites (1). Sans doute faut-il

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 (1) À son avènement le roi d'Aragon prêtait entre les mains du Justicier le serment original de respecter les privilèges de son royaume. Le Justicier à   son tour y répondait de cette manière : « Nous qui séparés valons autant que vous et qui réunis pouvons bien d'avantage, nous vous faisons roi à  condition que vous respecterez nos fueros, sinon non. »

 


Pages 9-17