«
Quand bien même je verrais les événements venir au point où il n'y a plus
d'espoir... » Sampiero l'a dit : il est résolu « à vivre et à mourir
dans cette Île» et à n'y laisser jamais les Génois en paix. Il cherche
des alliés : le grand-duc de Florence ne veut pas s'attirer les foudres génoises,
les seigneurs de Parme, d'Urbino, de Rimini, de Ferrare ont d'autres soucis.
Henri II est mort, et Catherine de Médicis ne veutpas se compromettre :
« Envoyez quérir le capitaine corse, écrit-elle à son « compère
Monsieur le Connétable » (Montmorency), et avec les plus belles paroles,
donnez-lui congé et faites-lui bailler deux cents écus par le trésorier de l'Épargne.
» Cette lettre, qui figure dans
la Correspondance
de
la Reine
, concerne-t-elle bien Sampiero, qui est colonel et non pas capitaine ?
Toujours est-il que Catherine le renvoie au roi de Navarre, qui lui conseille de
s'adresser au dey d'Alger... Il ira, s'il le faut, jusqu'à Constantinople,
solliciter le sultan contre les Génois.
Précisément,
il obtient de Paris une double mission auprès du dey et du sultan : à Alger,
il ira demander réparation de dommages causés par les corsaires à la
navigation marseillaise ; à Constantinople, il négociera un emprunt de 2
millions d'écus d'or pour
la Couronne
de France. Le voilà ambassadeur officieux et extraordinaire.
Avant de
partir pour ce grand voyage aux pays des Barbaresques et des Turcs, Sampiero met
en ordre ses intérêts familiaux. A sa femme Vanina, qu'il laisse dans sa
maison de Marseille, il donne par-devant notaire « pleins pouvoirs pour
diriger ses affaires aussi bien à Marseille qu'en Corse. Elle peut disposer à
son gré des biens de son mari et de ses enfants, les arrenter, vendre, engager,
aliéner à qui lui plaira et au prix qu'elle fixera. Tout ce qu'elle fera sera
bien fait ». Ce propos est d'un bon époux. Le même jour, Sampiero
dicte son testament: « Ayant entrepris de faire un voyage sur mer, Dieu
aidant, aux parties de
la Barbarie
, considérant les grands périls et dangers qui peuvent survenir», il
remet le soin de ses obsèques « à Banina d'Ornano, sa femme et épouse
bien aimée », l'institue « tuteresse, gouverneresse, administraresse
et usufruitière de tous et chacun ses biens, droits, actions et raisons meubles
et immeubles», lui confie la tutelle de ses fils « qu'il a chargés de
bien et dûment obéir, honorer et révérer ladite dame Banina leur mère .»
L'esprit en repos, Sampiero fait voile vers Alger, où le dey lui objecte qu'il
n'a pas assez de bateaux pour une expédition sur
la Corse
, puis vers Constantinople, où il demande audience à Soliman le Magnifique.
Gênes
tire parti de son absence et délègue à Marseille un marchand insidieux, qui
gagne à sa cause l'abbé Ombrone, précepteur des enfants de Sampiero. Le
marchand et l'abbé persuadent Vanina de venir à Gênes : qu'elle présente sa
soumission au Sénat et obtienne la restitution des biens des Ornano, confisqués
par
la République.
Vanina cède.
Pourquoi, par quelle aberration? Espère-t-elle négocier à Gênes la grâce de
son mari, dont la tête a été mise à prix ? Veut-elle échapper à cet époux
trop vieux, exigeant, insupportable, qui s'absente à son gré, qui lui préfère
l'aventure - et
la Corse
? Va-t-elle le fuir, le désavouer, le perdre ? Rêve-t-elle à un autre époux,
à quelque amant, comme le suggérera Brantôme ? Vanina, en tout cas, ne quitte
pas Marseille sur un simple coup de tête. Elle aussi, à sa manière, règle
ses affaires matérielles : emportant tout ce qu'elle peut, elle vend ce qu'elle
laisse : draps, candélabres et bassines, aiguières et tasses d'argent,
reliquaires et bréviaires... Mais à Alger, où il négocie vainement, Sampiero
a été instruit de cette trahison.
En
hâte, il annule l'acte de procuration qui a permis à Vanina de mettre ses
biens en vente, la destitue de tous ses pouvoirs, confie la charge de ses intérêts
à trois Corses amis, notifie toutes ces décisions et ordonne qu'on se lance à
la poursuite de l'épouse infidèle.
Vanina,
nantie d'un sauf-conduit génois, s'embarque sur un brigantin, avec son fils
cadet Antoine, l'abbé Ombrone et quelques serviteurs. De petits voiliers, que
montent une douzaine de Corses dépêchés par Sampiero, rejoignent le brigantin
et l'arraisonnent dans la baie d'Antibes. Vanina est prise, enfermée. Du château
d'Antibes, elle parvient à écrire une lettre aux sénateurs génois, pour
implorer secours: « Illustrissimes, sérénissimes maîtres et seigneurs,...
A Gênes, je pourrai vous présenter mes hommages, comme à de légitimes
maîtres... Je vous remercie du bien que j'ai reçu de vous... Je me tiens pour
perdue. » Par une telle missive, elle achève de se perdre.
Transférée à Marseille, puis à Aix, où elle est détenue dans la
maison de l'huissier, elle cherche en vain à s'évader. Le Parlement d'Aix est
d'ailleurs embarrassé de cette présence ; il n'ose ni prolonger une détention
qui lui semble arbitraire ni, en y mettant un terme, risquer de mécontenter un
colonel au service du roi de France. Le compromis auquel il se résout octroie
deux cents livres de dommages et intérêts à Vanina, lui rend l'administration
de ses biens et l'autorise à demeurer « en quelque autre maison d'Aix,commode
et honnête, selon sa qualité et condition, jusqu'à ce qu'autrement il en soit
ordonné par le gouverneur et lieutenant général du présent pays de
Provence ». Autrement dit, elle reste en résidence surveillée : ce qui
laisse à Sampiero le temps de revenir.
Il revient. Ni à Alger ni à Constantinople, il n'a rien obtenu. Ses
missions ont échoué. Sans ressources sur les rives de
la Corne
d'Or, il a dû vendre quelques-uns de ses vêtements pour obtenir de quoi
manger. Mais il a trouvé le moyen de s'embarquer sur une galère. Débarquant
à Marseille, il chevauche jusqu'à Aix, arrive en pleine nuit, avec sept ou
huit garçons armés, attend l'aube, force la porte, trouve sa femme avec une
servante et la fille de l'huissier. Fera-t-il justice séance tenante ?
L'huissier alerte le Parlement, qui envoie trois conseillers tenter de calmer
le bouillant colonel. Sampiero, dominant sa colère, demandequ'on lui rende son épouse.
Elle vous sera rendue si elle y consent, et si vous promettez de la
traiter sans aucun sévices. Or, redevenue soumise ou payant d'audace, Vanina
donne son consentement, et Sampiero donne « sa foi» : il ne maltraitera
pas sa femme.
Il ne la maltraitera pas durant deux semaines : le temps de la ramener à
Marseille, et de lui faire rédiger son testament. Dans ce document, Vanina
reconnaît avoir abusé de la procuration de Sampiero, avoir « aliéné
grande quantité d'argent ensemble de ses meubles, joyaux, argenteries et autres
biens qu'il avait » ; pour rembourser son mari, elle hypothèque tous biens
meubles et immeubles « les meilleurs et les plus exploitables ».
Maintenant que l'épouse a payé, elle doit expier. Scène pour les
auteurs tragiques : Sampiero, sans quitter ce ton de respect qu'il a toujours
employé envers « sa dame », lui reproche sa perfidie, et lui déclare
que la faute qu'elle a commise mérite la mort. Il ôte son chapeau, lui demande
de se préparer à mourir : des esclaves turcs vont y pourvoir.
Vanina
d'Ornano, fille de Corse, n'exhale pas une plainte. Simplement, elle demande la
consolation de rendre son âme à Dieu, non pas entre les mains de vils
esclaves, mais dans celles de l'homme qu'elle a choisi comme mari pour sa valeur
et son courage. Sampiero, le chapeau à la main, demande pardon à sa dame,
l'embrasse, met un genou en terre, appelle Vanina sa reine et sa maîtresse,
puis lui passe un linge autour du cou et, de sang-froid, l'étrangle.
De
Thou, d'Aubigné, Brahtôme conteront cette exécution. D'autres diront comment
Sampiero fait ensevelir sa femme en grande pompe à Saint-François des Frères
mineurs de l'Observance, et qu'il prend le deuil « fort triste ». Peu
d'historiens diront qu'après le meurtre de Vanina Sampiero a tué deux jeunes
filles de sa suite, qu'il tient pour des complices coupables ou pour des témoins
gênants.
Le
Parlement d'Aix n'ose sévir. Sampiero part pour Paris « rendre compte à
Sa Majesté de son voyage du Levant ». À
la Cour
, où l'on n'apprécie guère ces manières corses, il est accueilli avec
froideur. A ceux qui le blâment, Sampiero réplique en montrant les blessures
qu'il a collectionnées dans les batailles : « Qu'importe au roi et à
la France
, dit-il, que Sampiero ait vécu d'accord ou non avec sa femme ! »
Exactement, Sampiero a réglé ses comptes. Il a recouvré ses biens, dont
il a besoin pour financer l'expédition qu'il projette en Corse, et châtié sa
femme, qui a trahi. Est-ce l'époux qui a voulu punir la femme adultère, à
tout le moins la femme «légère et volage» dont parle de Thou, sur laquelle
Sampiero a eu « quelque soupçon », selon Brantôme ? C'est bien plutôt le
soldat qui n'admet pas qu'on pactise avec l'ennemi, le résistant qui refuse la
collaboration, le Corse qui ne tolère aucun accommodement avec le Génois.
(La
grande aventure des Corses. René Sédillot. Fayard)
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« Une
dame de grande maison, souligne d’Aubigné, de
condition élevée par-dessus lui. » Unique héritière de François
d’Ornano, fille de Bianca
Contessa Franceschetta, nièce deJulio
et Gio-Francesco, petite-fille
de Vincentello
d’Istria, elle va épouser
ce rude soldat de quarante-sept ans, aux larges épaules de lutteur, au front élevé
de stratège, aux yeux obstinés de résistant. Est-il séduisant, ce Sampiero ?
Bouche et oreilles noyées dans le poil lui donnent l’air farouche. Mais
Vanina connaît ses exploits, elle sait qu’il vient de France, et c’est un
peu en elle
la Corse
qui s’allie au royaume des lys.
Sampiero
Corso, meurtrier de sa femme, Vanina
d'ORNANO, est assassiné par
la Famille
de cette dernière à
ECCICA SUARELLA en 1567.
La
tête de Sampieru CORSU a été, dit-on, emmurée dans l'Eglise Sainte Barbe de
CAURO.