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L'alliance de son ennemi François de la Rocca avec les Génois, en le dépouillant de son patrimoine, allait dicter toute sa carrière. Trop orgueilleux pour s'incliner devant un ennemi, il préféra s'exiler et se réfugier, en Sardaigne. Il équipa avec quelques-uns de ses compagnons d'exil un vaisseau qui lui permit de faire la guerre de course. Pendant quatre années, il ravagea le territoire de Bonifacio et avec le produit de ses prises il put armer une brigantine, puis une galère, Il terrifia  la flotte marchande des Génois. Ces succès lui donnèrent l'ambition d’agir sur un champ plus vaste. Mais l'insuffisance de ses ressources le contraignait à chercher un allié qui lui fournit des subsides contre la République ligurienne, C'est alors qu'il songea au roi d'Aragon.

Aucun ne semblait plus désigné : il était en guerre depuis quelque temps avec cette République et ses droits sur la Corse étaient reconnus par beaucoup de seigneurs ultramontains. Une alliance avec lui ne pouvait être qu’avantageuse. Vincentello se rendit en Catalogne, peut-être sur l'invitation du prince, et y trouva l'accueil le plus aimable. Dès ce moment furent noués les rapports qui devaient cesser seulement avec la mort du héros corse. Les événements ultérieurs prouvèrent que celui-ci s'était constitué l'homme lige du roi et que toutes ses entreprises allaient être conduites au nom et pour le profit du suzerain espagnol. Celui-ci lui confia une galère,  lui donna de l'argent et chargea son fils, Martin, roi de Sicile, de le prendre sous sa, protection et de favoriser par tous les moyens son débarquement en Corse. Tout officier aragonais de terre et de mer devait reconnaître Vincentello pour chef et lui prêter l'assistance, qu'il réclamerait. Le seigneur corse devenait ainsi le lieutenant du roi d'Aragon dont les forces terrestres et maritimes étaient mises à sa disposition pour la conquête de sa patrie.

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(1) Cf. Giovanni della Grossa,  Chronique, p, 217

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À ce moment même (1406) Leonello Lomellino venait de s'en faire attribuer la seigneurie et il était arrivé dans l'île avec l'intention arrêtée de reconstituer sa fortune. Il considérait les hommes et les animaux de son fief comme lui appartenant et le proclamait bien haut. Mais il aurait fallu pour réussir dans son projet avoir des ressources propres considérables ou un concours efficace du gouverneur français. En l'absence de l'un et de l'autre, il ne pouvait que s'attirer le dédain des seigneurs et la colère des gens du peuple.

L’arrivée de Vincentello avec trois galères et une galiote le lui fit bien voir. A peine le comte d'Istria eut-il débarqué dans cette Cinarca qui avait été le domaine de ses ancêtres, que la population se souleva en sa faveur. Les seigneurs accueillirent avec empressement le délégué d'un roi dont les prétentions sur leurs terres étaient au moins égales à celles des Génois. François della Rocca et le comte Leonello n'eurent que le temps de quitter en toute hâte Bonifacio où ils étaient venus pour combattre l'envahisseur ; pour ne pas se trouver isolés de leur base d'opérations, ils regagnèrent à marches forcées Biguglia, qui était alors le siège du gouvernement génois. Vincentello les y suivit avec ses partisans, mit le siège autour du château que Lomellino et son vicaire venaient d'abandonner, l'un pour se sauver à Gênes, l'autre pour se réfugier à Bonifacio. Cette dispersion rapide des adversaires est à rapprocher de la facilité avec laquelle le nouveau venu fit la conquête de l'île. La vantardise de Leonello et la lâcheté de Francesco s'expliquent sans doute par la défection des Corses, mais aussi par la popularité subite du lieutenant d’Aragon. Une assemblée de ses partisans lui décerna, le titre de comte ; au mois de juin 1407, Biguglia Capitula après une faible résistance et en février suivant, le commandant du fort de Bastia, dont la fondation était toute récente, livra la place pour la somme de sept cents francs.

Cette première conquête devait être éphémère. Soit que le nouveau gouvernement eût déplu aux habitants (1),

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soit que les seigneurs aient été déçus dans les espérances qu'ils avaient fondées sur le roi d'Aragon, qui semblait se désintéresser des affaires corses (2), Vincentello fut lâché avec un entrain égal à celui qui l'avait accueilli. François della Rocca connut un retour de la fortune et sut deviner le mécontentement. Il sortit de Bonifacio et avec ses partisans dont le nombre ne cessait d'augmenter, il commença une marche triomphale à travers l'île parla piève d’Ornano, celle de Vico, de Casinca, jusqu'à Biguglia où à son tour il assiégea son adversaire, l'en délogea et l'obligea à se renfermer clans Bastia. Au cours d'un assaut le comte fut blessé à la jambe d'un coup d'arbalète dont il ne guérit jamais complètement. il s'embarqua sur un de ses navires pour aller demander des renforts au roi de Sicile, tandis que son vainqueur s'empressait d'accourir au devant du nouveau gouverneur, André Lomellino, que sur ses instances la République venait d'envoyer en Corse (juil. 1408).

Vincentello cependant n'abandonnait pas la partie. À peine guéri de sa blessure, il passa en Sicile. Il fut accueilli par le roi avec beaucoup de faveur, et se fit donner deux galères, une flûte et quelques autres petits bâtiments. Ordre fut donné à tous les navires catalans qui croisaient dans les environs de prêter leur concours au comte de Corse, et c'est à la tête d'une véritable flotte composée neuf navires qu'il cingla vers Ajaccio et y arriva au mois de novembre 1408.

Cette fois le bruit s'accrédita mieux encore au sujet d'une mission officielle que le roi d'Aragon aurait confiée à Vincentello. Il parut certain que ce prince se  fût décidé à placer sous sa domination une île dont il  avait la propriété nominale depuis si longtemps. Sans la moindre hésitation les seigneurs ultramontains vinrent se ranger sous les Ordres du comte qui, averti par

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(1) Chronique de Giovanni della Grossa: Il comte Vincentello si curava di fare justizia a persona veruna, p. 250.

(2) Idem. Il re di Aragona non intendeva inel governo e cose di Cor­sica (p. 250) et plus loin : il re non teneva memoria di Corsica (p. 251).

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l’expérience voulu donner à son entreprise une base plus solide. Une véritable alliance fut conclue ; les revenus de la partie méridionale de l'île durent être partagés entre les alliés. Tous acceptèrent d'arborer la bannière du roi d'Aragon, dont Vincentello était le représentant. En cette qualité il était reconnu comme comte de Corse, arbitre dans tous les conflits et Juge d'appel pour toute l'île ; il nommerait en outre tous les magistrats insulaires.

Le traité signé, l'armée des barons s'ébranla sous la conduite du comte dont l'étendard avait pour blason le château de Cinarca mêlé aux armes royales d'Aragon. C'est donc bien au nom de ce roi qu'on allait agir ; la conquête allait être faite à son profit.

A cette nouvelle, le seigneur de la Rocca qui était venu assiéger le château de Cinarca s'empressa, de lever le siège et de se renfermer dans Biguglia dont il augmenta les fortifications. Son ennemi parut bientôt. Il parcourut toute la région au nord de Bonifacio, y fit un grand nombre de prisonniers, visita la Cinarca, et franchissant les montagnes vint assiéger la capitale, après avoir mis à sac le village de Venzolasca. Dans une sortie, François della Rocca fut frappé d'un coup d'épieu qui lui coupa la carotide (10 février 1409). La mort de son meilleur partisan aurait pu être fatale au gouverneur génois si les seigneurs du Cap n'étaient alors intervenus. Ceux-ci empêchèrent Vincentello de s'installer sur la terre des Communes et après deux mois de combats ils l'obligèrent à se retirer sur son territoire de Cinarca.

Une sorte de trêve tacite interrompit les hostilités. Génois et Aragonais en profitèrent pour se préparer à  une

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(1) Il y eut sans doute quelque analogie entre cette institution et celle qui existait en Aragon à cette époque. Le Justiza ou grand justicier y  était choisi par le roi dans la petite noblesse des infanzones. C’était le gardien suprême des lois et des libertés publiques chargé de les défendre­ contre tous. Il pouvait faire appel à l'insurrection légale au cri de « contra tuero »  à propos d'une sentence injuste du roi ou d'une atteinte aux privilèges de la nation. (Vast.)

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nouvelle guerre. Le Comte construisait des forteresses à Bozio, à Baricini dont la position était considérée comme la plus facile à défendre de tonte la contrée, tandis que Lomellino groupait autour de sa personne les amis et parents de la Rocca. La haine qui séparait cette famille de celle d'Istria lui fut encore d'un utile secours. Les femmes elles-mêmes intervinrent dans le conflit, ce qui est bien un trait des mœurs corses, Madame Violante, sœur du défunt della Rocca et mariée à un riche personnage du Nebbio, amena aux Génois une forte troupe de ses gens et prit part à la première bataille qui eut lieu sur le territoire de Quenza. La victoire resta aux Aragonais. Violante put se réfugier à grand peine dans Bonifacio. Cependant Vincentello ne put tirer aucun parti de son succès. Ses forces étaient insuffisantes pour inquiéter Lomellino qui resta paisible possesseur de l'en deçà des monts.

Déjà du reste le prestige du lieutenant aragonais était ébranlé. Son rôle de juge souverain état une mission délicate qui devait mécontenter les seigneurs condamnés ; quelques-uns d'entre eux  tels que Guillaume d'Ornano et Renuccio d'Attalà s'étaient montrés prêts à arborer l'étendard de la révolte. Il aurait fallu à ce moment que le roi d'Aragon intervînt non seulement pour faire respecter les liens de vassalité qui rattachaient la noblesse de l'au delà à son délégué, mais aussi, pour amener des renforts nécessaires à l'occupation définitive de l'île. Son indifférence réduisait le comte à l’impuissance, quand elle ne compromettait pas les succès antérieurs. A ce moment l'occasion s'offrit de solliciter l'appui des Aragonais. Au mois de juin 1409, le roi de Sicile, Martin, vint débarquer en Sardaigne pour soumettre les habitants révoltés contre sa domination. Vincentello s'empressa d'aller le rejoindre autant pour faire acte de vassal et lui fournir l'aide militaire que pour l'intéresser à une expédition dans l'île voisine. Sa démarche fut inutile. C'est en vain qu'il combattit sous


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