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et à mettre toutes ses espérances dans une domination étrangère. Les partis guelfe et gibelin étaient maintenant battus en brèche par un parti populaire qui fit élire son chef Montalto comme doge ; celui-ci fut à son tour renversé par les gibelins dont le chef Adorno reprit le pouvoir. Ces compétitions qui affaiblissaient la cité étaient d'autant plus inquiétantes que le danger musulman croissait en Orient et menaçait la sécurité commerciale de l’Archipel. Il ne fallait attendre aucune protection du défenseur naturel, l'empereur Wenceslas qui n'avait gardé aucune autorité et en était réduit à se cacher en Bohême. La papauté, déchirée par le schisme qui dressait l'un contre l'autre le pape d'Avignon et celui de Rome, était impuissante à provoquer une croisade qui arrêterait les progrès de l’islam. Gênes crut pouvoir jouer ce rôle qui correspondait si bien à son intérêt. Elle organisa une expédition à la fois religieuse et commerciale et sollicita le concours de la France où la croisade avait toujours été populaire. Ce furent en effet des seigneurs Français qui sous la conduite du duc de Bourbon et pour le plus grand avantage du commerce génois allèrent combattre les Sarrasins d'Afrique en Tunisie et assiéger le repaire des pirates de Cagliari. Ces services rendus par des sujets de Charles VI suggérèrent à quelques marchands l’idée de se donner complètement à ce roi ; il serait seul assez fort pour faire régner la paix et l'ordre si nécessaires au développement commercial et pour défendre les intérêts de la République dans le Levant. Le projet rencontra par hasard l'approbation de tous les partis. L'aristocratie cherchait un maître qui la délivrerait du gouvernement populaire ; les guelfes se flattaient de renverser un doge gibelin ; celui-ci espérait au contraire garder le pouvoir, et quant au peuple il pensait en retirer l'occupation de la ville de Savone qu'il convoitait. Après avoir failli se donner au duc d'Orléans qui, avec la complicité du pape, rêvait la fondation d'un royaume |
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d’Hadria à son profit, Gênes se livra à Charles VI qui en prit possession le 27 novembre 1396 tout en lui laissant la dénomination de ville d’empire. L'occupation française dura treize ans. La
République
n'en retira pas tous les avantages qu'elle attendait. Si le maréchal
Boucicaut, envoyé comme gouverneur, fit régner la paix dans la ville,
il ne lui donna ni la prépondérance en Orient, ni Savone. Il plaça,
au contraire cette localité sous la domination de son roi, puis acquit
Monaco et l'île d'Elbe travailla surtout à établir la souveraineté
du duc d'Orléans à Livourne et à Pise. Pendant l'été de 1409, en
l'absence de Boucicaut, une émeute populaire éclata et mit fin à
l'occupation française. Les révoltés firent appel à
un autre protecteur, le marquis de Montferrat, avec lequel les
rivalités guelfe et gibeline recommencèrent. C'était le temps où la guerre éclatait avec Florence, où elle était imminente avec
les Anglais qui reprochaient aux Génois les secours fournis à
la France, où les Turcs vainqueurs de l'armée chrétienne à
Nicopolis (1396) devenaient
plus menaçants que jamais, où la guerre enfin avec l'Aragon éclatait
au sujet de l'île de Chio (1411). Les intérêts commerciaux et les
possessions territoriales de la République étaient donc fortement
menacés. Au péril vénitien et musulman s'ajoutait depuis un siècle
le danger aragonais. C'est sur la Corse que celui-ci s'abattait et
c'est dans cette Île que la rivalité des deux états allait présenter
le plus grand acharnement. Les Génois songèrent à
défendre avec énergie la conquête qu'ils avaient eux-mêmes
enlevée aux Pisans. Pendant 25 ans la guerre se poursuivit en Corse
avec des succès et des revers alternatifs, interrompue à différentes
reprises par les embarras extérieurs des deux adversaires et illustrée
par les exploits de Vincentello d'Istria. |
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I Vincentello appartenait à cette noblesse turbulente de Cinarca qui avait donné plusieurs héros à la Corse et n’avait presque jamais reconnu la domination génoise. Ils descendait directement de ce célèbre Sinucello qui avait défendu avec succès la cause des Pisans jusqu'à la fin de sa vie et dont la République n'avait pu se débarrasser que par la violence en 1331. Son père Guilfuccio, seigneur d'Istria, « homme prudent et valeureux » dit Giovanni della Grossa, s’était même signalé par la haine implacable qu'il avait vouée à la famille de la Rocca, à laquelle pourtant il était étroitement apparenté. Peut-être était-il responsable en partie de la mort de Guillaume della Rocca, son rival. On s'explique alors qu'il n'ait jamais consenti à une réconciliation avec Arrigo della Rocca, fils de la victime, dont il craignait le courroux et qui vengea son père par tous les moyens. La faveur que le roi d'Aragon prodigua à cet Arrigo obligea Ghilfuccio à chercher protection auprès des Génois. Ils lui donnèrent la seigneurie de Cinarca où il mourut de la fièvre. Son jeune fils Vincentello se trouvait donc avec une vengeance redoutable à soutenir contre la ramille della Rocca alors toute puissante. Mais après la mort d'Arrigo, son fils François avait été assailli par une coalition des anciens seigneurs dépossédés par son père (1401) ; c'est en vain qu'il avait sollicité l'appui du roi d’Aragon. François qui n'avait probablement pas la valeur du comte Arrigo se tourna vers les Génois et se recommanda à leur gouverneur Raphaël de Montalto. Il lui vendit honteusement son patrimoine pour une somme de trois cents livres et reçut en échange le titre de vicaire général. Cette volte-face subite de la Rocca mettait Vincentello en mauvaise posture. Les haines de famille l'emportaient souvent à cette époque sur toute autre considération. Le Jeune comte d'Istria refusant de s'incliner devant l'ennemi de sa famille abandonna parti génois. Le chroniqueur
Giovanni della Grossa qui connut intimement le
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Héros au temps de sa gloire nous en a laissé un portrait vivant et précis. De haute taille, dit-il, avait les bras petits et arqués au point qu'il ne pouvait les tendre complètement. Les doigts courts et gros se terminaient en spatules ; le visage était ridé comme celui d’une vieille femme, mais illuminé par de beaux yeux noirs. Une verrue énorme placée près du nez sous la paupière droite laissait croire au premier abord que c'était un œil sorti de son orbite et qui pendait. Il avait de grosses jambes, un buste bien proportionné et malgré tout, l'ensemble de sa personne ne manquait pas de charme. Ce corps donnait au physique l'impression d'une vigueur peu commune; c'était celui d'un lutteur infatigable que les combats et les blessures n'épuisèrent presque jamais. Au moral, le personnage était sensuel, violent dans ses passions, prêt à tout pour les satisfaire, à la ruse comme au crime ; il poursuivait de ses assiduités les jeunes filles et les épouses de ses vassaux qui avaient le malheur de lui plaire et ne reculait devant aucune mesure pour arriver à ses fins. Vindicatif à l’excès, comme tous les hommes de cette époque un peu barbare, semblable aux lourds guerriers du Moyen Âge en France, il poursuivait ses ennemis d'une haine implacable, qu'ils fussent génois ou membres de la famille della Rocca ; s'il ne pouvait les atteindre dans leur personne même, il s'emparait de leurs biens et déshonorait les femmes. Redouté et haï par ses adversaires, il permit tout à ses favoris. Toutefois peu sanguinaire par tempérament, il n’aime pas à verser le sang inutilement. Jamais on ne le voit mettre à mort les prisonniers ou ordonner le massacre. Plus humain en cela que beaucoup de ses adversaires, il relâche les ennemis insignifiants et permet aux autres de se racheter. Quand le hasard de la guerre lui livre son rival le plus redoutable, le génois Fregoso, grièvement blessé, il lui fait prodiguer tous les soins nécessaires et le laisse (1) se rétablir avant de l’enfermer comme otage dans une forteresse. Mais les haines dont ________ (1) Giovanni
della Grossa, Chronique éd. 1910, p.
279.
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il
se sent entouré, les trahisons qui menacent à tout instant sa vie ou
sa liberté lui dictèrent sou ________ (1) Valoroso
homo, perito in moite occasione di guel'ra tutta la vita sua in Corsica e
fuori… Giovanni della Grossa, Chronique, p. 275.
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